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"Portrait fait par Henri mon frère"

 

                       MÉMOIRES de ma CAPTIVITÉ

 

 

          GUERRE 1939 / 1945

 

 

 

 

 

 

 

             Raymond LEMÉNAGER


 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


 

 

 

 

 

 

 

 

 

- Préface -

 

 

 

 

 

Comme je l'ai promis, je vais en quelques pages vous raconter mes cinq années de captivité.

 

Ce ne sera pas un roman, ce sera tout simplement le déroulement d'un fil qui commença le 10 novembre 1939 pour finir le 30 mai 1945. Ce sera écrit comme je parle et certainement avec des fautes, il ne faudra pas les voir. Certains faits ne seront pas tout à fait à la date précise que celle que je vais écrire, mais toujours en son temps, car après 38 ans, la précision des dates m'échappe. Cependant tout ce que vous allez lire sera rigoureusement exact, je n'inventerai rien...

 

Vous verrez que j'ai eu une haine profonde de l'allemand, vous le comprendrez en lisant ces pages, mais maintenant, avec le temps cela s'est estompé, j'ai même maintenant des amis allemands et vous les connaissez bien.


 

 


 

 

 


 

 

 

Avant tout, il faut remonter avant le début de la Guerre 1939-1945 pour en connaître les causes, le premier acte débuta en 1936. En mars, les troupes allemandes franchirent la ligne qui leur était interdite pour occuper la Rhénanie, cet acte souleva en Europe, et dans le monde, de grands remous politiques, mais personne n'osa bouger, il n'y eut que des parlotes, ce fut dommage, car à cette époque l'affaire aurait été vite réglée, les forces militaires d'Hitler étaient quasi inexistantes, quelques divisions françaises auraient vite remis les choses en place, mais le gouvernement de la France, aussi bien que celui de l'Angleterre, ne voulut prendre cette décision, Hitler avait compté sur la mésentente européenne, et il avait gagné !!! Aussi, ne voyant personne réagir contre ses actes militaires, il continua !!!

Successivement, il envahit : l'Autriche le 12 mars 1938 et la Tchécoslovaquie, le 15 mars 1939, cela malgré la fameuse réunion à Munich en septembre 1938 qui avait réuni autour d'Hitler et son état-major, Daladier pour la France et Chamberlain pour l'Angleterre dans le but d'essayer de faire peur à l'Allemagne... c'était déjà trop tard, en un mot, nous avons laissé Hitler envahir presque toute l'Europe... Après le voyage à Munich, beaucoup de Français ne se faisaient plus d'illusions, l'on savait qu'il y aurait la guerre contre les Allemands et les anciens qui avaient fait la guerre 1914-1918 savaient que cet affrontement serait terrible... mon père me le répétait souvent car il était un de ces anciens... puis arriva le 1er septembre 1939, c'était au tour de la Pologne d'être envahie. L'énorme machine de guerre allemande s'était de nouveau mise en marche, mais cette fois elle était écrasante, car depuis 1936, en trois années, la puissante industrie de guerre allemande avait fabriqué un armement terrible !!! La Pologne ayant refusé de restituer à l'Allemagne le couloir de Dantzig en subit les frais !! Cette bande de territoire polonais avait appartenu à l'Allemagne avant la guerre 1914-1918 et avait été donnée à la Pologne afin qu'elle ait un débouché sur la mer et coupait de ce fait un des territoires allemands « La Prusse Orientale ». Le refus en a fait un prétexte d'invasion...

Devant cette nouvelle agression, d'un commun accord, la France et l'Angleterre déclarèrent la guerre à l'Allemagne, c'était le 2 septembre 1939.

J'avais 19 ans, l'âge heureux en principe, mais dans une période bien troublée !... Le 10 novembre 1939, je regagnais la caserne Eblé à Angers pour commencer le métier des armes !! En fait, étant musicien, je fus affecté le jour même à la musique du 6ème Génie ! Cela semblait un rêve ! Peu d'exercices militaires et beaucoup de musique, en période de guerre c'était inespéré... sur le front des opérations, la guerre ne fit rage qu'en Pologne, où en quelques semaines elle fut ravagée par la poussée des chars et des innombrables bombardements aériens, nous autres, on se contenta d'observer et d'attendre, toujours attendre !! Ce qui permit aux forces allemandes de se regrouper tranquillement et... subitement en mai 1940, elles déferlèrent sur la Belgique et la France, rien ne put les arrêter, avec leur supériorité en avions, chars, et armes automatiques.

Elles écrasèrent tout sur leur passage en un mois et demi. La France fut occupée du nord au sud-ouest, il ne restait de libre que le centre et le midi, l'Europe était en feu ! Car la Hollande et le Luxembourg avaient été également écrasés, les Russes aussi avaient profité de l'envahissement de la Pologne pour s'emparer du nord de la Pologne, de la Lettonie, la Lituanie et de l'Esthonie. En un mot, la Russie s'était emparée d'un territoire grand comme plus de deux fois la France et raflée près de 20 millions d'individus !!... Enfin le 21 juin 1940 la France vaincue déposait les armes... où en étais-je ?... remontons un peu en arrière pour faire le point.

Nous sommes au début de juin 1940 et depuis plusieurs jours les nouvelles sont mauvaises ! Ce soir en écoutant la radio à la cantine, elle nous annonce la prise de Paris !! aussi nous pensons tous que d'ici 3 ou 4 jours les Allemands seront à Angers !... Que va décider le colonel Robert commandant le 6ème Génie ?... L'on parle beaucoup d'évacuer la ville pour se replier derrière la Loire afin d'essayer d'enrayer l'avance allemande, tous ces bruits nous paraissent bien fantaisistes, car pour les arrêter sur la Loire il nous semble que nous ne sommes pas trop bien armés pour cela !!... Enfin l'on verra bien... Bonne nuit.

Ce midi les choses semblent être décidées, au rapport l'on nous dit d'être prêts demain matin avec armes et bagages, pour ce qui est des armes cela nous fait rire, car en effet elles ont été distribuées !!... Pour 40 musiciens nous avons perçu 4 fusils !! et des modèles « GRAS » de la guerre 1870 !! à 1 coup seulement ! et avec 20 cartouches par armes, étant un des plus jeunes j'hérite d'un fusil et de ses 20 cartouches, avec cela nous irons loin !!...

Vers 16 heures, pendant les préparatifs du départ, tout à coup, alerte aux avions ! Vite je prends mon instrument de musique et en vitesse nous évacuons la caserne dans les rues d'Angers, car évidemment, dans la caserne il n'y a pas d'abri ! Enfin, ce n'est pas grand chose, il n'est tombé que quelques bombes sur le terrain d'aviation d'Avrillé, puis les appareils sont repartis, le soir nous sommes tous de retour à la caserne où nous avons reçu les vivres de route pour évacuer Angers demain matin.

Aujourd'hui 17 juin 1940, dès 6 heures du matin nous sommes rassemblés en bon ordre dans la cour du quartier Eblé, après l'appel nous voici en marche pour l'inconnu ?... Nous sommes restés à peu près en ordre jusqu'aux Ponts de Cé !... Là, j'ai regardé d'un œil amusé ce pauvre canon de 75 en position de tir à l'entrée du pont Dumnacus, il a, je suppose, mission d'empêcher les chars allemands d'approcher !! Cela semble dérisoire, car le pont est miné et les artificiers sont déjà en place pour faire ce travail, je pense que les serveurs une fois le canon hors d'usage, n'auront plus que la ressource de traverser la Loire à la nage !!... Après les Ponts de Cé ce fut la débandade, les réfugiés s'étant en masse mélangés à nous !... A midi, après 6 heures de marche nous poursuivons notre route sous une chaleur écrasante, en une longue colonne dont on ne voit ni le début ni la fin !... Car pour ce qui était d'attendre les Allemands sur les bords de la Loire, aux Ponts de Cé, l'ordre nous avait été donné de se rassembler à Chemillé à l'issue de la première étape ! Nous avons d'ailleurs de beaucoup préféré cela !... Les viticulteurs du coin sont généreux ; ils ont installé des fûts de vin blanc sur le bord de la route auxquels chacun peut tirer à volonté... J'en prends un quart, puis un deuxième un peu plus loin, mais celui-ci est en trop ! Me voila les jambes bien lourdes !!...

Enfin le soir arrive et avec deux autres copains de la musique nous cherchons dans Chemillé le gros de la musique, mais en vain, il y a tant de réfugiés et de militaires qui tournent en rond, qu'il est impossible de trouver les copains !!. Aussi, arrivé près de l'église, comme il y a de gros arbres, je m'enroule dans ma couverture et bonsoir !! L'on verra demain matin...

Nous voici le 18 juin au matin et après quelques tours en ville, nous retrouvons quand même le chef de musique et quelques musiciens, l'on nous fixe Cholet comme but de la 2ème étape, et nous voici de nouveau sous le soleil à marcher toute la journée entière ! Il était 11 heures quand tout à coup des bruits sourds et lointains nous parviennent... que se passe-t-il derrière nous ?... Ces bruits sont sûrement ceux des Pont de Cé qui sautent !! Pas la ville, évidemment mais les ponts sur la Loire, cela nous fait dire que les Allemands sont à une journée de marche derrière nous et si rien ne les arrête, ils seront bientôt devant nous ! Qu'allons nous devenir ? Je pense à ce moment là à bifurquer sur Tours plutôt que Cholet ? Cependant, le seul copain qui est resté avec moi ne semble pas d'accord et après réflexions,... nous décidons de rejoindre Cholet,... nous verrons bien après !...

Il est tard et nous voila encore à tourner en rond dans Cholet !! Mais cette fois nous trouvons la musique dans une école mais il n'y a pas de place pour dormir, car en plus des militaires, il y a une foule de civils et chacun ne pense qu'a soi !! Le chef de musique nous dit que demain nous devons rejoindre le gros du régiment à Chatillon sur Sèvres... et pour dormir... débrouillez-vous !!... Où se trouve la route de Chatillon ?... Après quelques tuyaux recueillis ici et là, nous arrivons à la sortie de Cholet sur la route de Chatillon, là, il y a bien une ferme, mais elle grouille déjà de réfugiés, heureusement il y a devant elle de grosses meules de foin et en s'aidant nous voilà sur l'une d'elles, nous y sommes très bien pour dormir... à demain et bonne nuit...

 

Le 19 au matin nous nous réveillons avec le mal de tête, je pense que le foin en est la cause car il sent très fort... mais bah ! dans une heure ça ira mieux !... Je me laisse glisser le long de la meule de foin et, surprise ! j'atterris entre deux têtes de dormeurs qui se trouvaient au pied ! Ils se redressent tout surpris, ils ont eu un coup de chance, car avec mes gros godillots si j'avais atterri sur une tête cela aurait fait mal !... Enfin, tout est pour le mieux et n'en parlons plus !! Après avoir bu un bon café nous prenons la route de Chatillon, nous ne manquerons pas de vivres car nous avons fait le plein à Chemillé en conserves, mais la soif nous tenaille car la chaleur est toujours avec nous, heureusement dans les fermes il y a toujours un puits !!...

 

Enfin nous arrivons, il est 18 heures et le soleil est encore haut, ce qui nous permet de partir à la recherche des copains de la musique, il faut vraiment chercher, car ici il semble en effet que tout le régiment du 6ème génie est bien arrivé, après un certain temps, nous trouvons la musique rassemblée mais amaigrie de la moitié de son effectif, elle est dans une tannerie dans le bas du pays...

Les ordres sont formels, nous devons déposer les armes et attendre sur place les décisions du haut commandement, l'adjudant-chef Richard, notre chef de musique, nous fait savoir que sa femme se trouve là et qu'elle est prête à accoucher ! Aussi ils vont continuer la route en voiture afin de trouver d'urgence un hôpital... cela nous fait sourire, car ils auraient très bien pu attendre ici ! L'on comprend qu'ils filent à l'anglaise !!... J'ai bien envie d'en faire autant et je pose la question au copain qui vient de faire avec moi ces trois étapes ? Mais il me dit qu'il n'en peut plus et qu'il a les pieds en sang !! pour moi tout va bien de ce côté mais... j'ai 20 ans et craintif de ne pas obéir aux ordres... j'attendrai donc ici... le 20 juin rien de sensationnel.

Le 21 juin 1940, nous apprenons la signature de l'armistice, tout en étant triste, l'on était bien heureux d'apprendre la fin de cette guerre, nous pensions bien que nous en avions plus pour longtemps avant d'être démobilisés... Ces deux jours passés je les ai occupés à laver mon linge et faire une bonne toilette bien nécessaire dans le ruisseau qui passe dans le bas du pays.

Le 22 juin 1940... tout est calme comme les autres jours, à midi comme à l'habitude avec les copains nous nous dirigeons vers la place pour manger à la roulante, et nous voici installés en lignes pour percevoir la soupe quand tout à coup... surgissent 3 ou 4 automitrailleuses allemandes !!!... Elles nous encerclent en nous menaçant de leurs armes automatiques !!

Nous étions sidérés, personne ne les avait vu arriver avant qu'elles soient sur nous et j'ai bien l'impression que nous sommes prisonniers !!... Personne ne veut y croire, et pourtant la chose est faite, c'est la première fois que j'entends parler allemand, ou plutôt crier en allemand ! Ces messieurs ne semblent pas doux, rapidement nous sommes regroupés sur trois rangées et comptés, aucun d'entre nous a le sourire, l'on pensait être démobilisés et nous voilà ramassés !!... Direction le vieux château où nous sommes tous rassemblés le long de ses murs et nous nous demandons bien ce que nous allons devenir ?...

Contrairement aux autres journées, avec le soir arrive la pluie !!... Cela rendait l'événement plus triste et rien de drôle car maintenant il faut s'abriter et où ? heureusement j'ai dans mon sac le puncho que nous avons touché au départ, beaucoup les avait jetés sur les bords des routes pendant les marches, pensant que ce vêtement était inutile, mais je suis bien content de le trouver car il permet de se protéger ainsi que le sac, d'autant plus que le mien est plein de conserves !... Il est 10 heures du soir et au moment où chacun s'arrangeait pour dormir tant bien que mal par terre... Rassemblement !! et il faut faire vite ! car dans l'après-midi les renforts allemands sont arrivés et ils sont nombreux, pour nous secouer les puces...

Bien encadrés nous prenons la route dans la nuit, pour une destination inconnue, sous la pluie rien de drôle !... Après avoir marché plusieurs heures nous arrivons dans une prairie où nous passerons la nuit, je m'enroule dans l'imperméable et je me garantis tant que je peux de la pluie et je m'endors...

Le lendemain matin la pluie a cessé, il me semble que nos gardiens sont prêts à repartir, en effet l'on nous rassemble de nouveau sur la route et nous reprenons notre marche, il est 6 heures du matin... La journée s'annonce très chaude, la pluie a fait place au soleil et sans nous arrêter nous marchons... marchons et où allons-nous ? la route est longue et souvent il me vient à l'idée de me cacher derrière un fourré ou un coin qui semble propice pour laisser passer cette longue colonne, mais vraiment il y a beaucoup trop de gardiens et la chose est impossible sans risquer un coup de fusil ! Le soir arrive et tout à coup nous arrivons à Chalonnes sur Loire !! Je ne sais pas par où nous sommes passés, mais il est 8 heures du soir et nous sommes partis à 6 heures ce matin, 14 heures de marche ça fait beaucoup !! J'en ai quand même plein les jambes, nous arrivons dans la grande prairie de l'autre côté de la levée près de la tour qui domine la Loire et où flotte un immense drapeau à croix gammée !! C'est le premier que je vois mais hélas, ça ne sera pas le dernier ! Je m'enroule encore une fois dans mon imperméable et je m'endors...

Le jour suivant, au réveil je regarde autour de moi et constate que dans ce champ grouille une marée de prisonniers !! Combien sommes-nous ?... des milliers sûrement ! Je me demande bien ce que l'on va faire de nous ? En tous cas, il faut vivre, avec mes conserves je ne suis pas prêt de crever de faim, mais une bonne soupe n'est pas à dédaigner, hélas ! quand la roulante apparaît sur la levée qui domine la prairie, c'est une ruée humaine, pour en avoir une gamelle il faut jouer des coudes !!...

Voici trois jours que nous sommes dans cette prairie, quand l'eau du Layon qui passe à côté de la prairie semble vouloir envahir celle-ci ! Il a dû y avoir des orages quelque part en amont, car subitement le Layon a grossi... les endroits les plus bas sont déjà plein d'eau, est-ce cela qui presse les Allemands ?? Dès midi nous sommes de nouveau rassemblés, nous reprenons la route par groupes successifs et je m'aperçois avec stupeur que nous faisons route vers Angers !!... En effet, nous entrons dans la rue St Jacques, beaucoup de gens nous regardent dans l'espoir de retrouver parmi nous un parent ou un ami... mais les gardiens ne sont pas doux et les gens ont intérêt à ne pas approcher trop près ! Un incident semble éclater en tête de colonne ?... l'on dirait qu'il y a une altercation entre les gardiens et les civils ?... Je suis trop loin pour comprendre, mais en arrivant à la hauteur du point, je vois ce qu'il s'est passé !!... Les civils avaient amené des seaux de vin pour que nous puissions en prendre un quart en passant, mais les gardiens n'avaient pas trouvé cela à leur goût, et ils avaient renversé les seaux dans le caniveau !! C'était bien dommage car nous avions soif... Tant pis ! et... surprise ! nous arrivons à la caserne Verneau !!

Voilà déjà plus d'une semaine que nous sommes prisonniers et aujourd'hui pour la première fois je me rase et fait une toilette complète ! la barbe est dure ! mais j'y suis quand même arrivé ! Dans la caserne, nous avons trouvé un confort minimum, c'est à dire, eau et toilette, je ne m'étais pas rasé plus tôt parce que j'avais caché le premier jour de captivité, mon rasoir dans mon bidon, car l'on racontait que les Allemands, par mesure de sécurité (!!) ramassaient tous les rasoirs à lame seule, il y était resté jusqu'à ce jour...

 

Nous sommes dans la caserne Verneau depuis quelques jours et nous nous sommes aperçus que chaque jour un convoi d'une dizaine de camions remplis de prisonniers partait pour ne plus revenir... la caserne se vidait de jour en jour... puis vint notre tour... nous voici tassés dans les camions découverts, nous allons connaître la destination... après avoir traversé toute la ville nous prenons la route de Paris ! Aussitôt, je pense que nous allons traverser Seiches ! le pays où se trouve mon père et mon frère ! Une idée me vient tout de suite :

« si je pouvais jeter une lettre en passant ? »

J'arrive, malgré les secousses de gauche à droite, à écrire sur un bout de papier une très courte lettre que je roule autour d'un morceau de bois qui se trouvait dans le camion, ceci afin de pouvoir la balancer plus rapidement si je rencontre un visage ami dans la traversée de Seiches... Pellouailles est passé et nous entrons dans le pays, heureusement je suis dans le milieu du convoi et il n'y a qu'un motard en tête et un autre à la queue, je pense donc pouvoir balancer la lettre sans être vu, mais à qui ?... Le village passe vite et presque personne pour nous regarder !! Quand tout à coup... Jean Hervé !! un copain, vite je lui jette ma lettre et il me reconnaît... une chance !! J'espère qu'il va la remettre à mon père ?... C'est ce qu'il a fait, mon père en a été tout heureux de me savoir en vie, mais aussi inquiet de me voir prisonnier car personne ne savait ce que nous allions devenir ?... Il n'était plus question d'être démobilisé !!!...

Après une heure de route nous arrivons au Mans et nous voilà rendus dans un immense camp, mais cette fois apparemment organisé ! avec plusieurs rangées de barbelés et miradors de place en place ! Une fois débarqués, l'on nous assigne un carré et à nous de nous installer, avec deux copains nous réunissons nos toiles de tentes individuelles et nous allons chercher de la paille pour pouvoir éviter d'être à même la terre, puis nous nous installons pour le mieux, nous étions au camp d'Auvours.

 

Nous sommes début juillet et dans ce camp surchargé d'individus avec le manque d'eau et un puits pollué, la dysenterie ne tarda pas à faire son apparition ! Tout le monde y passa, moi compris évidemment, mais comme les Allemands craignaient par dessus tout les épidémies, nous avons été soignés. C'est après une longue attente que je passai devant un médecin qui me remit, comme à tous, des comprimés à prendre pendant plusieurs jours, pour moi ce fut une réussite mais pour certains la fin a été triste...

Le 14 juillet 1940 a été un jour de pluie ! mais un vrai déluge ! l'on est sous la toile de tente à écouter cette pluie lugubre ! Quand tout à coup je m'entend appeler ? Il est 17 heures et l'on me dit que l'on me demande au parloir du poste de garde !... Tout surpris je me présente au poste de garde et j'attends... puis avec quelques autres prisonniers l'on nous emmène dans une pièce d'une petite maison à côté du camp et... surprise !... mon père est là avec mon frère Henri !!

C'est à la suite de ma lettre jetée à Seiches qu'il avait su que les prisonniers étaient dirigés sur le camp d'Auvours et malgré cette pluie battante ils étaient venus au Mans et ensuite à Auvours à pieds !! Ils étaient ruisselants d'eau et faisaient pitié à voir, moi j'étais certainement le plus heureux des trois malgré ma captivité, car ils allaient beaucoup plus souffrir de l'angoisse que moi car en plus j'ai 20 ans et toujours optimiste, même dans les plus mauvais moments... Après quelques embrassades et seulement quelques mots échangés il a fallut nous séparer, l'on m'a ramené au camp, mon père et mon frère reprirent la route du Mans encore une fois à pieds, mais cette fois la pluie avait cessé...

 

Nous sommes dans ce camp depuis deux semaines quand aujourd'hui au rassemblement habituel du matin, par l'interprète, un officier Allemand fait demander s'il y a parmi nous des ouvriers agricoles de la région d'Angers ?? Sans hésiter je me fais connaître comme tel, quelques autres parmi nous également font comme moi, car il faut dire qu'hier le maire de Cholet est venu au camp et a réussi, auprès du commandement du camp, à repartir avec une cinquantaine d'ouvriers agricoles de la région de Cholet, aussi, dès que l'officier avait demandé des ouvriers agricoles d'Angers, nous avons fait avec Cholet un rapprochement, j'espérais bien là, trouver le moyen pour sortir de ce camp... Dès l'après-midi, nous voilà convoqués dans les bureaux pour donner tout un tas de renseignements, aussi afin de confirmer mes déclarations, j'affirme travailler à Seiches chez monsieur Joubert, sans insister de trop car il n'était pas vraiment agriculteur, mais jardinier maraîcher, ensuite nous avons regagné nos tentes... Nous formons déjà des projets de départ, mais le lendemain rien... Deux jours se passent sans rien de nouveau et les espoirs diminuent...

Le surlendemain au rassemblement du matin, ça y est !!... Rassemblement avec bagages des personnes dont les noms suivent... le mien sort !! En vitesse, cette fois l'on saisit son sac et nous retrouvons une heure après un groupe de cinquante, à la gare de Muslsane, petit pays à côté du camp,...  Les gardes ne sont pas bavards, en plus personne parmi nous ne parle allemand!! De ce fait, nous ne savons pas où nous allons... après une bonne heure et demie de train nous arrivons à Angers !! L'on croit être au terminus mais grosse déception, deux camions sont là qui nous attendaient !! et nous voici de nouveau en train de rouler... direction Saumur !! où nous arrivons au camp de prisonniers !!... L'on nous parque dans l'entrée et jusqu'à 16 heures nous attendons sans rien savoir de ce qui nous attend ! l'on trouve le temps long quand tout à coup, apparaît à la porte du bâtiment un interprète avec un gros paquet de papier ?? et chacun son tour à l'appel de son nom touche... une permission agricole !! Pour assurer les récoltes dans les lieux où nous habitons... et quelques instants après nous franchissons les portes du camp... Libre !! Mais quand même, sous surveillance de la Kommandatur où toutes les semaines nous devons aller pointer pour affirmer notre présence...

Là, vous allez vous demander :

« pourquoi papi ne s'est il pas enfui ?... »

Figurez vous que c'est à cela que j'ai pensé tout de suite, mais l'on était informé qu'en cas de fuite, les Allemands prendraient en otage parents ou famille !! Alors fallait-il prendre le risque de voir mon père ou mon frère être emmenés à ma place... Non, évidemment...

Alors me voilà à la sortie du camp de Saumur, pas d'argent, ne connaissant personne et pas d'auto-stop possible étant donné qu'il n'y avait pas de voiture automobile à cette époque, ou si peu... alors, à pied !! Il n'y a que 50 kilomètres à faire, avec l'habitude de marcher que j'avais eu depuis le début de ma captivité ça ne me paraissait pas un exploit, en deux jours ce n'était pas impossible... et me voilà sur la route... après une quinzaine de kilomètres le soir commençait à tomber quand une carriole avec un brave paysan vint à passer... alors j'ai fait de la carriole-stop !! Ce brave homme a été bien surpris de connaître mon histoire, il va à Beaufort, c'est une aubaine ayant là un copain de la musique du 6ème génie, Gifard, qui lui a eu la bonne chance d'être chez lui en convalescence au moment de la débâcle, aussi il est certainement chez lui... en effet, et en me voyant il est bien surpris ! Déjà, il me propose de rester chez lui pour me cacher ! Ça part d'un bon coeur, mais je dois rentrer à Seiches, comme il est boucher je me met sous la dent un de ces bifteck !!... Après avoir passé une bonne nuit, je passe quelques heures avec lui pendant lesquelles il me fait voir comment on abat un animal !! Je ne me sens pas l'âme d'un boucher !! puis je prends la route pour Seiches, mais en bicyclette. Deux heures après, je fais ma petite sensation en entrant dans le pays, un prisonnier en permission !! Cela ne s'était pas encore vu, d'ailleurs je fus le seul !...

Et là, j'ai eu la grande joie d'embrasser mon père et mon frère, c'était l'heure du repas. Mon père et mon frère prenaient leur repas chez Lemesle, pension de famille, là il y avait des soldats allemands en train de boire et ça n'a pas manqué, l'un d'entre eux m'a demandé des explications et mes papiers, il n'en est pas revenu de me voir en permission !!...

Je commence donc ma vie d'ouvrier agricole, pour cela je trouve du travail dans une ferme près de Corzé chez un paysan, qui comme moi était un prisonnier en permission agricole, là j'y reste trois mois, car début novembre je trouve un travail plus près, je vais débroussailler et semer des sapins dans les bois de Boudré, près du château du Verger, en plus c'était un chantier ouvert par le service des Ponts et Chaussées et parmi nous il y avait, déjà à cette époque, des gens qui étaient là pour se faire oublier des Allemands !! Je pensais naïvement que moi aussi je serais oublié !... mais hélas ! milieu décembre 1940, me voilà convoqué au camp de Saumur, pour contrôle, dit la convocation, mais depuis le début de l'occupation nous sentons que celle-ci se resserre sur nous, aussi je ne me fais pas trop d'illusion !...

 

Cet hiver est très froid tout comme le précédent, et sous un froid de moins 8 degrés, j'arrive à Saumur, une fois dans le camp, nous nous sommes tous retrouvés les anciens d'Auvours !!... Au bout de quelques jours nous connaissons le sort qui nous est réservé... l'Allemagne pour y travailler ! car la main d'oeuvre manque, l'armée allemande ayant absorbé presque tous les travailleurs... Quand partirons nous ?...

A Saumur je m'étais retrouvé avec Engel un copain d'Angers qui jouait du saxophone à la musique du 6ème génie, ensemble nous inspectons le camp de fond en comble pour voir s'il n'y avait pas une possibilité d'évasion ?... mais rien ! Le camp est entouré de deux rangs de barbelés de 4 mètres de haut avec des chevaux de frises entre les deux rangées, en plus à chaque angle il y a un mirador avec gardiens et mitrailleuses !!...

Les jours passent et toujours nous sommes en quête d'une occasion quelconque, puis un jour... nous voilà intrigués par une étrange manoeuvre près des lavabos du fond de la cour,...  après beaucoup de précautions nous découvrons un projet d'évasion collective !!... Il s'agit d'une pièce vide derrière les lavabos dont l'accès est assuré par une ouverture faite dans le mur après avoir retiré une pierre de tuffeau, cette ouverture était cachée par un panneau de bois, deux hommes étaient en permanence dans cette pièce noire et à l'aide de couteaux essayaient de faire une ouverture dans le mur du fond qui lui donnait sur les jardins du camp ; derrière évidemment, il n'y a ni gardes ni barbelés, ceux-ci étant sur les toits des lavabos et des bâtiments qui ferment le fond du camp, ce travail était un travail de romain, car le mur en pierres dures résiste et déjà après quelques jours nous nous apercevons que ce sera un échec d'autant plus que des bruits courent dans le camp au sujet d'un départ prochain ?...

Ce matin le rassemblement est prévu avec bagages !! Cette fois, c'est certainement le départ pour l'Allemagne. Les deux copains qui travaillent depuis plusieurs jours au perçage du mur, décident de rester dans la pièce pour tenter leur chance, même une fois le camp vidé, pour nous, il ne faut plus y penser, nous sommes début janvier 1941 et le froid est intense, moins 10 degrés aujourd'hui ! Après une fouille générale, nous voilà en colonne sortant du camp, traversant tout Saumur pour rejoindre la gare, tout le long du parcours les gens regardent derrière les fenêtres ce triste convoi... en passant les ponts l'on jette un dernier regard sur la Loire... toute gelée... finalement nous arrivons au quai d'embarquement, les wagons sont là !!!... Ils ont été garnis de paille il y a quelques jours par des corvées du camp, c'est pour cela qu'il y a un petit moment que dans le camp le bruit du départ courait !!... Cette fois l'illusion n'est plus possible, c'est le départ pour l'Allemagne... en peu de temps l'on est entassés dans les wagons à 40... avec un grand seau pour tinette... une dizaine de boules de pain gelé et quelques boites de conserves ouvertes, étant entré l'un des premiers je me retrouve au fond du wagon et chacun dans son coin essaye de faire sa place... dans ce train nous attendons une bonne partie de la journée... puis tout à coup le bruit et le choc caractéristique de l'accrochage de la locomotive nous pince le coeur et, un petit moment après, doucement le train démarre !!!...

Cette fois-ci, nous sommes partis pour la grande inconnue... Cependant, je n'ai pas encore dit mon dernier mot... J'ai réussi à passer, malgré la fouille du départ, une lame de scie à métaux dans mes molletières et mon canif camouflé tout simplement dans ma main, c'est une astuce quand l'objet est petit, c'est dans la main qu'il est le mieux caché, très souvent c'est l'endroit qui subit presque jamais la visite d'une fouille !! En montant dans le wagon, j'avais remarqué où le cadenas se trouvait accroché, car il faut préciser que chaque wagon était fermé par une chaîne aux poignées de la porte et solidement cadenassé... avec l'assentiment de quelques uns et la réticence de beaucoup d'autres, je m'approche de la porte et avec le canif je commence à essayer de percer la paroi du wagon à côté de la poignée, avec beaucoup de peine et d'ardeur, j'arrive à faire une ouverture suffisante pour tirer le cadenas à l'intérieur, j'ai eu de la chance que la chaîne ne soit pas tendue !! aussitôt j'attaque à la lame de scie le cadenas !... mais j'en bave !! car ça glisse n'ayant que la lame ça déchire un peu la main, mais l'espoir est là... au bout d'un moment je sens vraiment que la lame mord le pêne et l'espoir grandit de minute en minute !!... mais tout à coup... angoisse ! le train ralentit ?... va-t-il s'arrêter ? j'espère que non et je m'active de plus en plus car je sens que d'une minute à l'autre le cadenas va céder... mais la malchance est avec nous, le train s'arrête !!

Vite, je rejette le cadenas à l'extérieur et ironiquement j'essaye de camoufler l'ouverture avec mon calot... tout à coup j'entends des imprécations en allemand, car déjà dans d'autres wagons l'on a fait comme moi et il y a quelques évasions de réussies... brusquement, je sens dans la main un coup violent, c'est un coup de crosse de fusil accompagné de jurons, quelques instants après nous entendons les chaînes qui changent de place, tout espoir pour cette fois est perdu... dans le wagon ce n'était pas ma fête car beaucoup parlent de représailles, ayant tenté une évasion, mais je les calme immédiatement en disant qu'à l'ouverture du wagon je dirai que c'est moi qui ai fait la tentative et les esprits se calment...

 

Toute la nuit le train a roulé et il ne fait pas chaud dans le wagon ! La buée forme de la glace sur les parties métalliques, un camarade est très malade car il ne peut pas satisfaire ses besoins naturels au milieu de nous !! Il se tord et nous comprenons bien qu'il souffre beaucoup... mais à la longue le naturel l'a emporté !!...

Voici le petit jour et après avoir roulé encore une heure environ le convoi s'arrête !? Que va-t-il se passer ? Je suis calme tout en pensant quand même à ce qu'il va m'arriver ?! La porte s'ouvre et un Allemand demande en un mauvais français :

« qui a fait ça ? », en montrant le cadenas ?...

« c'est moi... »

« descendez »

J'obéis et vois de plus près le cadenas dans les mains de l'allemand et je vois avec désespoir qu'à 2 ou 3 coups de scie de plus, c'était la liberté !!. L'Allemand me demande avec quoi j'avais fait ça ?... Je lui donne la lame de scie, il la casse et me dit :

« vous avez bien fait ! »

Il a du sûrement faire une faute de français !! Je suis remonté dans le wagon et l'affaire a été réglée sans trop de dégâts...

 

Nous roulons toute la journée, nous sommes en Allemagne car la neige recouvre la terre en abondance... chacun notre tour nous jetons un regard par les fentes qui existent entre les planches clouées aux fenêtres... c'est une désolation, puis la nuit vient...

Nous roulons toujours et subitement le train s'arrête, l'on entend les portes qui s'ouvrent successivement ce qui prouve que nous devons être arrivés au terminus...

Nous nous retrouvons à l'intérieur d'une grande cour au milieu de bâtiments qui semblent être ceux d'une usine ??... C'est bien une usine désaffectée... une roulante est là et nous avons droit à une soupe chaude !! Ça nous fait un bien énorme et ça réchauffe !! Mais qu'est ce qu'il fait froid !!! C'est le refrain de tous... puis l'on nous fait monter dans les bâtiments et nous nous couchons sur le parquet pour finir la nuit.

La nuit est passée et dès le petit jour nous sommes rassemblés et dirigés vers un autre lieu... Nous arrivons, après une petite marche, dans le camp où nous sommes destinés, il est comme ceux que nous avons connus en France, barbelés et miradors, sentinelles et armes automatiques, rien de changé depuis 6 mois !! Nous passons de baraques en baraques, devant des tables où à chacune d'elle il y a un interprète qui nous pose tout un tas de questions comme s'ils ne nous connaissaient pas !!!... Nous étions à Bad-Sulza au Stalag IXème.

Cette fois, la vie de captivité prenait son vrai sens, comme j'avais déclaré la première fois que j'étais ouvrier agricole, pour avoir cette fameuse permission en France, qu'ici, je me suis senti obligé de déclarer la même chose, j'ai l'impression que je vais me retrouver dans un commando agricole !... Enfin, l'on verra bien !! L'on passe à la douche puis ensuite nous allons dans une baraque pour passer notre première nuit de captivité en Allemagne.

Le lendemain matin nous voici rassemblés et formés par groupes différents, moi je me retrouve dans un groupe d'une cinquantaine de K.G. (K.G. veut dire « Krieg Gefangener » prisonniers de guerre) puis l'on nous informe que dans une heure, avec bagages, nous allons rejoindre notre lieu de travail...

Une heure après en effet nous nous retrouvons dans le train, mais cette fois dans un wagon de voyageurs, tous rassemblés dans une partie du wagon, mais c'est quand même mieux que les wagons à bestiaux !... Après une à deux heures, nous débarquons sur le quai d'une gare, d'une ville qui nous semble importante, nous sortons de la gare et nous nous retrouvons sur la place à... Erfurt !... Nous nous apercevons que les habitants de cette ville n'ont pas dû voir encore beaucoup de prisonniers, car l'on est dévisagé comme des bêtes curieuses !!... il y a également un civil qui nous attendait et qui nous dit :

« Soyez les bienvenus »

puis demande un interprète.

Parmi nous, il y a un étudiant qui semble connaître l'allemand, mais il a dû l'apprendre à l'école sans le pratiquer réellement, car il a l'air d'avoir beaucoup de difficultés, pour comprendre et se faire comprendre !! Enfin, nous démarrons, c'est pas trop tôt car il fait très froid et rester là à faire le poireau ce n'était pas réchauffant ! le sol est recouvert de neige tassée et pour marcher nous avons pas mal de difficultés ! ça glisse !!

Après 20 minutes de marche nous arrivons enfin devant une grande baraque au milieu d'un terrain de maraîcher rempli de châssis !! puis nous entrons... Il y a une grande pièce avec des lits superposés par deux, trois longues tables avec bancs et un énorme poêle en fonte au milieu du tout, les fenêtres sont grillagées, la baraque semble neuve, faite spécialement pour nous ! L'on devait nous attendre !! Chacun a une place d'attribuée et arrange ses affaires à la tête du lit, la journée passa à attendre les consignes de nos gardiens et à inspecter ce lieu où nous allons vivre... pour combien de temps ?...

Nous voici donc installés à Erfurt, grande ville au centre du Thuringen, pays des fleurs et des forêts, mais à cette époque les fleurs sont de sortie !!... ou plutôt rentrées !...

Le lendemain matin nous voilà dirigés vers le lieu de travail, après un quart d'heure de marche nous arrivons dans une cour, à la firme Zigler « Graineterie en gros et détail ». Il y a certainement pas mal d'employés, dans cette firme où nous venons d'échouer car là aussi, nous faisons office de bêtes curieuses, il y a beaucoup de têtes aux fenêtres !...

Les uns après les autres, par groupe de 3, 4 ou 5 K.G., nous sommes répartis parmi le personnel des différents services. Engel et moi, nous voici dans le service de l'ensachage des graines pour la confection des commandes des clients, alors là, les problèmes commencent ! car nous ne connaissons pas un mot d'allemand et tout est inscrit dans cette langue !! Il devient donc nécessaire d'en apprendre les rudiments... n'étant que deux prisonniers parmi une douzaine d'allemands, les noms de graines en peu de temps ont été entrés dans la tête ! En plus, au bout d'un certain temps, il se crée vite un courant, non pas de sympathie, mais disons d'habitude, mélangé de curiosité, si bien qu'à la longue ce travail était devenu facile...

Quelle est donc cette maison ? où nous venons de nous fixer emploi et résidence... après quelques semaines de présence, nous avions fait le tour de la maison et de haut en bas !! Elle était formée par un très long bâtiment sur un rez-de-chaussée surélevé, un seul étage plus le sous sol, dans le fond de la cour parallèle au bâtiment un grand hangar qui servait d'entrepôt pour les graines, il y avait une trentaine d'ouvriers et ouvrières, parmi les hommes des très jeunes et des plus âgés car ceux qui avaient entre ces deux âges se trouvaient aux armées, parmi les femmes, c'étaient la plupart des jeunes, évidemment les ordres étaient formels ! « pas de rapports entre les civils et les K.G. » c'est à dire, prisonniers de guerre, mais malgré les ordres il était difficile de travailler ensemble toute la journée sans qu'il s'établisse des échanges d'idées... A la tête de cette firme il y avait un directeur d'une quarantaine d'années craint de tous les civils, dès qu'il apparaissait c'était un silence impressionnant et lourd, il échangeait bien des mots avec le personnel, mais c'était toujours par monosyllabe !... Après lui, il y avait un sous directeur, Herman, très jeune qui aurait dû être aux armées, mais placé là, comme le directeur, pour maintenir l'esprit nazi parmi les employés. Ce jeune Herman était très adroit en photographie, il disposait d'un beau matériel et d'un appareil photos de haute qualité, il prenait les plus beaux légumes, fruits et fleurs en photos pour créer le catalogue de la maison, il avait su que j'avais fait beaucoup de photographies, aussi souvent il me montrait les épreuves en me demandant mon avis ! Je l'évitais le plus souvent possible, car il ne manquait jamais un moment, ou un événement militaire, pour nous parler d'Hitler comme d'un dieu ! C'était très agaçant, directeur et sous directeur étaient vraiment des nazis jusqu'au fond de l'âme... tous les employés le saluaient le matin avec un retentissant :

« Heil Hitler » (Vive Hitler).

Pour nous, notre principale préoccupation était de recevoir des nouvelles des nôtres de France, le courrier était donc la chose la plus attendue pour nous, à chaque lettre l'on espérait de bonnes nouvelles afin d'avoir le moral remonté, d'autant plus que dans la baraque où nous passions soirées et dimanches, les gardiens avaient installé un haut parleur depuis le poste de garde qui, branché sur leur poste de radio nous servait chaque soir son communiqué triomphant ! Toujours avec de grands succès des forces armées sur terre comme sur mer, avec détails très impressionnants sur les dégâts que causaient leurs avions sur l'Angleterre et en particulier sur Londres, c'était l'interprète qui nous traduisait.

Chaque jour avait son rythme bien défini, le matin dès 7 heures c'était le réveil, le gardien de jour venait nous ouvrir la porte, l'on entendait le cadenas et la chaîne se détacher de la porte, puis il entrait en criant :

« Aufstehen und schnell » (debout et vite !)

Il fallait en effet faire vite pour sortir du lit, sinon l'on était viré avec pertes et fracas !!... Après une brève toilette et un casse-croûte aussi rapide, nous prenions la route dans la nuit en direction de la graineterie, avec une lanterne blanche en tête de la colonne et une rouge en queue, dès notre arrivée l'on prenait notre poste de travail jusqu'à midi pour revenir à la baraque pour le repas du midi, la nourriture était apportée par une corvée de trois K.G. qui partait en ville avec une petite charrette à bras pour aller chercher, dans une énorme cuisine collective, les victuailles du jour, là, dans cette cuisine tous les commandos (un commando était un groupe de travail affecté à un poste de travail - nous, nous étions le commando Zigler) c'était en réalité un rassemblement très agréable de copains avec qui l'on échangeait ses diverses opinions sur nos sortes de travail et nos impressions sur les Allemands de nos entourages, la corvée était chaque jour effectuée par trois K.G. différents de la veille. Quant à la soupe, c'était souvent le même menu : soupe, charcuteries, pommes de terre et fromage blanc à 0 % de matière grasse, le tout bien assaisonné au cumin !! sorte de petites graines au goût d'anis, très affectionné par les allemands, mais pas du tout par la plupart d'entre nous ! Enfin, avec la faim tout y passait il n'y avait jamais de restes !...

Dès le repas ingurgité, l'on repartait au travail jusqu'à 18 heures, puis le soir après le traditionnel pain noir et boudin, c'était les parties de cartes interminables, belotes ou bridge, parfois pour changer une partie d'échec, pendant ce temps chacun surveillait sa petite cuisine personnelle sur le grand poêle central, car pour améliorer l'ordinaire, l'on avait trouvé le joint... chaque jour au travail l'on remplissait nos poches d'haricots secs destinés à la graine !! Pas tous évidemment, car cela aurait fini par se découvrir, aussi il y avait un tour d'établi et chacun avait droit ainsi de temps en temps à sa ration d'haricots secs !... puis à 21 heures 30, c'était l'extinction des feux...

Pendant les mois de janvier, février et mars 1941 rien de particulier n'est venu troubler cette vie monotone, cependant un soir, brusquement les sirènes d'alerte se mirent à hurler !! Nous étions au lit, c'était la première fois qu'à Erfurt il y avait alerte aux avions ? Nous voici tous levés le coeur battant fort, guettant le bruit des avions... rien ?... Serait-ce une fausse alerte ?... Non, tout à coup un vacarme épouvantable se fit entendre ! la D.C.A. (Défense Contre Avions) s'était mise à tirer, nous en menions pas large, car les gardes n'ont pas ouvert la porte, s'il tombe des bombes nous sommes pris comme des rats dans un piège !! Enfin, après plusieurs séries de tir, le calme est revenu... nous avons seulement reçu des éclats de la D.C.A. sur le toit ! et à nouveau les sirènes annoncèrent la fin d'alerte, ça n'avait pas été grand chose, mais pour nous cela a soulevé un immense espoir, nous savions maintenant que les Allemands ne pouvaient pas empêcher les avions alliés de venir au coeur de l'Allemagne... inutile de dire que le lendemain matin les visages n'étaient pas les mêmes entre les nôtres et ceux des civils travaillant avec nous, nous ne cachions pas notre satisfaction !! pendant que les civils essayaient de nous faire comprendre que c'était terrible de sentir au dessus de la tête des avions ennemis en pleine nuit, alors nous nous sommes pas privés de leur répondre :

« das ist Krieg » (c'est la guerre)...

Car c'était là leur réponse quand nous, nous leur faisions remarquer, il y a à peine deux mois, que leurs bombardements sur Londres étaient inhumains, les bombes tuant plus de civils et d'enfants que de militaires... nous espérions que cela se renouvelle très tôt car nous nous étions aperçu que cette alerte les avait marqués profondément, ils ne semblaient plus aussi confiants et très inquiets.

Nous avons appris, quelques jours plus tard, que c'était la ville voisine, Weirmar, qui avait ramassé les coups, nous l'avons appris par l'arrivée dans la graineterie de quelques étudiants de cette ville qui, à la suite de cette alerte, n'étaient pas retournés aux écoles, celles-ci ayant été fermées par mesure de sécurité,... nous héritons dans notre service d'une jeune allemande de 18 ans (l'ayant su plus tard) prénommée Brünhilde et qui venait de la classe de chant du conservatoire de Weirmar, sa mère travaillant dans les bureaux l'avait fait entrer ici, elle ressemblait à une poupée comme le disaient ses collègues, c'était en effet la première fois que nous voyons une Allemande fardée, malgré l'interdiction, cela avait éveillé notre curiosité, elle prétendait que voulant faire du théâtre, cela faisait partie de son futur métier !? mais il semblait bien compromis ce métier !! car en temps de guerre l'Allemagne avait d'autres préoccupations que le théâtre !...

Après un certain temps, nous nous sommes vite aperçu que cette fille tenait tête facilement aux plus anciens de l'atelier ! parfois cela semblait même tourner au vinaigre !! Nous ne comprenions pas grand chose, mais le ton des discussions en disait long ! Nous avons vite compris que le régime nazi ne lui plaisait guère et nous étions très surpris de la voir le manifester aussi ouvertement !...

A la suite des jours, ayant appris à son tour qu'Engel et moi nous étions musiciens, elle se mit à venir nous parler assez souvent, avec grand renfort de gestes et avec l'aide du dictionnaire allemand, c'est là d'ailleurs que j'ai commencé à bredouiller l'allemand et à faire des progrès... Très vite, nous avons compris qu'elle était ouvertement contre le régime politique nazi, elle avait même un certain toupet car dans ce pays ce n'était pas une chose à faire voir !! Si elle n'était pas inquiétée, je pense que c'était grâce à ses relations avec certains officiers allemands et italiens avec lesquels elle sortait, ce dont elle nous parlait assez souvent...

Un jour, il arriva cependant une querelle entre elle et un vieil allemand du service qui avait servi pendant la guerre 1914-1918 dans la légion étrangère française, c'est pour cela qu'il se faisait très bien comprendre en notre langue... Si j'ai bien compris, la querelle a éclatée quand il lui reprocha de venir trop souvent nous parler, elle lui répondit vertement, puis la voilà partie à l'invectiver avec le mot « légion » très souvent revenu... Elle venait de lui cracher à la figure ce que beaucoup pensaient à son encontre sur son passé militaire !! Nous étions quand même gênés d'assister à cette dispute, cela n'avait duré que quelques minutes et les autres employés témoins de cette scène ne pipèrent mot !! La fille est partie furieuse par une porte et le vieil allemand par l'autre porte tout en maugréant sans arrêt !! Nous ne les avons pas revus pendant deux jours ! L'orage passé tout semblait être revenu dans l'ordre.

Nous étions fin mars 1941 et le froid était un peu moins vif aussi, peut-être en rapport avec la dispute à laquelle nous avions assistée, nous voilà versés dans le service « Baunschule » (l'école des arbres, qui veut dire en français, la pépinière). C'était un peu en dehors de la firme et nous étions totalement indépendants des autres prisonniers, l'on était seulement sous la garde d'un vieil allemand chef de la pépinière, celle-ci se trouvait en hauteur, dominant toute la ville, c'était très joli car la région d'Erfurt était une région semi-montagneuse et toute la ville s'étendait devant nous, nous étions même séparés des premières maisons par d'immenses champs recouverts de neige, il parait que nous étions Engel et moi des jardiniers spécialistes !!? Pourtant l'on passait son temps qu'à arracher des arbres pour procéder à leurs expéditions, pour cela il fallait dégager la neige, puis piqueter la terre tout autour des racines et ensuite tirer dessus pour les déterrer sans trop casser de racines, il parait que nous étions très experts en la matière, pourtant j'avais jamais fait ce genre de travail !! C'était beaucoup moins réchauffant que d'être dans les bâtiments, mais nous avions l'impression d'être plus libres et qui l'aurait cru... la mère de Brünhilde apportait chaque jour les commandes à confectionner dans la journée, elle s'arrangeait pour se trouver seule avec l'un de nous pour nous faire ses confidences en nous passant de temps en temps des casse-croûtes !! ça nous faisait bien plaisir car au dehors l'appétit était plus grand !! L'ordinaire n'était pas amélioré pour autant et les haricots secs étaient plus rares !!

Elle semblait, tout comme sa fille, prise d'amitié pour nous, cela nous paraissait osé de leur part car c'était formellement interdit dans les lois allemandes, pour elles les risques étaient grands ! Enfin, nous en profitions et nous cherchions pas à comprendre... Elles allèrent même, après quelques mois de plus ample connaissance, à nous dissuader des fameuses victoires allemandes sur les mers en nous faisant comprendre que les communiqués anglais affirmaient le contraire !... Nous étions très intrigués, car comment ces femmes pouvaient-elles savoir cela ?... C'était parait-il toujours avec ces fameuses relations qu'elles prétendaient avoir dans le milieu officier de l'armée allemande qui lui évidemment n'ignorait pas la réalité !... Par ailleurs, nous, nous étions pas dupes de leurs mensonges lancés sur les ondes à chaque communiqué ! En faisant l'addition de tous les tonnages qu'elle avançait comme coulée, la flotte anglaise aurait été au moins le triple de la réalité !! Il y aurait longtemps que l'Angleterre n'aurait plus eu de navires sur les mers !! Aussi, de temps en temps, nous avions notre petit communiqué que nous appelions le communiqué anglais !! A chaque fois, ça animait, le soir, dans notre baraque, nos longues parties de belotes avec les copains et ça remontait le moral...

L'hiver 1940-1941 petit à petit disparaissait, puis nous voici arrivés en mai 1941, avec lui les beaux jours réapparaissaient, le soleil prit vite le dessus sur la neige et la fit disparaître rapidement, les expéditions d'arbres étaient terminées et nous ne faisions plus que l'entretien de la pépinière... un jour en grattant la terre entre les rangées d'arbres nous découvrons... deux petits lièvres ! deux mignons levrauts !! Alors nous nous sommes dit :

« s'il y a les petits, la mère n'est pas loin ! »

Nous avons immédiatement parcouru, avec un air détaché, le tour de la pépinière afin de découvrir par où la mère pouvait bien pénétrer ? car il y avait un grillage d'un mètre de haut tout au tour... ce fut pas long, nous avons vite découvert un trou dans le grillage avec la trace d'un passage sur le sol, aussitôt nous avons monté une garde vigilante, mais discrète quand même... nous avons eu de la chance car peu de temps après nous vîmes un énorme lièvre sortir du champ voisin et se diriger vers la brèche... c'est Engel qui se trouvait le plus près, il le vit se glisser sous le grillage pour se diriger vers ses petits, alors promptement avec une large pelle, il ferma l'ouverture, la bête nous semblait ne plus pouvoir nous échapper, nous la voyions déjà en train de mijoter dans une gamelle... à partir de ce moment, nous avons pris aucune précaution vis à vis du chef de la pépinière et nous avons commencé la chasse ! Sous ses cris évidemment de : Achtung ! Passauf ! Verboten ! (attention, prenez garde c'est défendu) notre but était de coincer la bête dans un angle pour s'en saisir, c'était ne pas connaître la résistance d'une telle bête qui, à notre jugement, faisait bien ses dix livres, elle nous fit faire le tour plusieurs fois de la pépinière toujours sous les braillements du chef qui en l'occurrence faisait office de rabatteur !! Finalement nous avons réussi à l'acculer dans un angle et nous pensions qu'elle était morte de fatigue... nous n'étions qu'à quelques mètres d'elle qui était ramassée sur elle même, les flans battant à plein... nous étions prêt à lui donner le coup de grâce, quand d'une détente gigantesque elle passa... par dessus le grillage, adieu beau lièvre ! Nous étions bien déçus, nous nous sommes contentés des deux petits qui de toutes manières étaient perdus !!

Plusieurs jours par semaine nous revenions à la maison mère pour des travaux divers et là à chaque fois nous rencontrions la famille Schmid, mère et fille, et qui venait nous parler librement ce qui provoquait assez souvent des altercations entre les autres employés et elles-mêmes, elles étaient courageuses ou inconscientes... Puis nous voici arrivés en juin 1941, le 22 exactement et nous apprenons l'attaque foudroyante des forces nazies sur la Russie !! Nous allions de déceptions en déceptions, en quelques semaines les troupes à Guederian avaient parcouru près de 500 kilomètres en profondeur sur le territoire russe ! Le moral parmi nous était bas et nous guettions les moindres nouvelles pouvant nous remonter le moral, nous comptions sur nos informatrices, mais les nouvelles n'étaient pas rassurantes ! Les forces nazies ne faisaient que de défoncer les forces Russes !!...

Quand un matin madame Schmid et sa fille Brünhilde n'apparurent pas au travail, mais les employés en parlaient beaucoup dans leurs conversations ?? Nous ne comprenions rien mais l'on sentait un malaise dans l'air ? Ce n'est que le soir que nous avons appris par l'interprète de la baraque que les deux femmes avaient été arrêtées par la Gestapo !? Nous avons tout de suite fait un rapprochement entre leur arrestation et les rapports qu'elles avaient eus avec nous !!... Nous avions bien raison et ça n'a pas traîné, le lendemain matin avant le départ au travail un officier du stalag et un interprète étaient à la baraque pour interroger deux prisonniers... Leménager et Engel !! C'était bien en effet ce que nous avions pensé, le commando est parti au travail sans nous, et toute la matinée s'est passée en interrogatoire, chacun son tour nous avons comparu devant l'officier qui voulait tout savoir sur les conversations que nous avions eues avec ces deux femmes, et plus encore nous étions accusés de relations avec une famille allemande, suspectée d'espionnage et démoralisation de civils allemands, pour cette dernière accusation elle était en partie justifiée, mais nous avons tout nié comme il se doit, mais quand les civils nous disaient avec orgueil :

« unseren soldaten schnell war narch in Rusland »

ce qui voulait dire :

« nos soldats vont vite en Russie »

Nous leurs répondions :

« ya es ist war, aber, werden komzuruck nach mehr schnell laufen ! »

« oui c'est vrai, mais au retour ils iront encore plus vite, ils courront »

Ca ne leur faisait pas plaisir...

 

L'après-midi nous avons pris le chemin du stalag IX C à Bad-Sulza, dès notre arrivée nous sommes mis chacun dans une cellule, nous y sommes restés trois jours, pendant lesquels nous étions emmenés séparément devant un officier du camp qui instruisait nos dossiers de jugement ! Nous prenions cela avec un brin de rigolade, nous trouvions cela comique parfois !... Jusqu'au jour où nous sommes retournés à Erfurt pour être témoins au jugement des deux femmes, cela nous a quand même impressionné et nous commencions à comprendre que les choses devenaient sérieuses et qu'elles tournaient au vinaigre...

Nous sommes revenus le jour même au stalag où nous avons attendu trois mois sans plus rien entendre parler, l'on croyait que l'on nous avait oublié !! C'était un peu jeune comme raisonnement ! car un beau jour de septembre 41 (ou octobre ?) nous voici dirigés sur Kassel, escortés par deux solides gardiens, nous arrivons dans cette ville juste le lendemain du premier bombardement aérien par les Anglais, très meurtrier car il avait été au phosphore, plusieurs quartiers étaient détruits, par endroits les ruines étaient encore fumantes c'était très impressionnant, surtout pour nos gardiens qui regardaient cela avec une certaine crainte dans le regard, car sûrement jamais ils avaient eu à l'idée qu'une chose pareille pouvait arriver à leurs villes allemandes, ils avaient une telle confiance en leur Führer qui leur avait dit :

« jamais un avion ennemi passera la D.C.A. allemande »

et là, ils avaient la confirmation du contraire.

Nous avons passé la nuit dans un commando de la ville en attendant le lendemain pour passer ce fameux « conseil de guerre »... Par les K.G. de ce commando, nous avons eu quelques détails sur les bombardements de la veille, les gens de Kassel, comme la plupart des Allemands ne croyaient pas aux bombardements, aussi quand l'alerte a sonné ils sont restés dans les rues et ça leur a tombé sur la tête sans crier gare !! Affolés, ils se précipitèrent vers les abris, mais un peu trop tard ! Beaucoup furent tués dans les rues, puis ceux qui avaient réussi à entrer dans les abris en furent délogés par les vapeurs de phosphore répandues par les dernières bombes car ces vapeurs aveuglaient !! ce fut une hécatombe !!... Enfin, « c'était la guerre », comme ils savaient si bien le dire il y a un an !!...

Voilà le matin du jugement arrivé ! l'on pensait que cela allait se passer dans un bureau devant un ou deux juges et que l'affaire serait classée, mais ce fut tout autrement... nous avons été emmenés au palais de justice de Kassel et sans attendre l'on nous a fait pénétrer dans une grande salle d'audience ! puis placés au banc des accusés, au bout de quelques instants est apparu la cour !!... Un officier supérieur (colonel), deux officiers subalternes (un commandant et un capitaine), deux sous-officiers et deux hommes de troupe, c'était très impressionnant et nous commencions à comprendre que la chose était plutôt prise au sérieux !! La salle cependant était vide, ce qui rendait l'atmosphère encore plus lourde, puis un officier faisant objet de procureur, lut en allemand, le chef de notre accusation, qui nous fut traduit par un interprète, puis... deux femmes furent introduites, c'était madame Schmid et sa fille Brünhilde...

Elles faisaient pitié à voir et nous en avions la gorge serrée, elles étaient vêtues identiquement, leur visage reflétait la misère et la souffrance, elles furent interrogées sans ménagement et leurs réponses furent souvent entremêlées de sanglots... Notre connaissance en allemand ne nous permit pas de comprendre ce chassé-croisé, puis par l'interprète l'on nous demanda encore une fois plus, des précisions sur nos relations avec ces deux femmes... nous avons répondu qu'il n'y avait rien eu de plus entre nous qu'avec les autres employés de la firme Zigler et que nous ne comprenions rien à ces accusations... Ensuite, notre avocat, car nous en avion un, un Allemand avec qui nous avions jamais eu de contact !! Il adressa quelques mots à la cour allemande qui ne nous furent pas traduits, puis nos juges se retirèrent pour délibérer... l'absence ne fut pas longue, la délibération avait dû faire l'unanimité ! Tout le monde reprit sa place et la sentence fut prononcée... le K.G. Leménager :

« Trois années d'emprisonnement »

et le K.G. Engel :

« Deux ans et demi de la même peine ! »

Ce verdict nous laissa coi !!... Nous étions assommés !! Naïvement je demande :

« pourquoi moi trois années ? »

Il m'a été répondu que parlant un peu l'allemand, j'étais certainement l'instigateur des relations avec la famille Schmid... malgré tout, nous avons pris ce jugement à la légère ne sachant pas encore ce qui allait nous arriver !

Nous sommes de retour au stalag où nous avons repris notre position d'attente et souvent avec Blanvillain, un angevin qui lui attend son retour à Angers ayant quatre enfants, son sort est plus enviable que le mien, nous faisons de longues parties d'échec... il a comme voisin de lit un K.G. employé dans les bureaux du stalag et c'est lui notre informateur... après quelques jours de notre jugement, il me fait savoir que des ordres étaient arrivés à notre sujet, nous devons bien en effet être d'ici peu, transférés dans une prison située en Pologne et d'après ce qu'il avait entendu dire, ce n'est pas drôle du tout dans cette prison !!! et il me conseille de m'évader, aussitôt j'en parle à Engel, il me dit qu'il y a songé depuis un bon moment et qu'avec un autre copain son évasion est prévue pour bientôt, il ne m'en avait pas parlé car c'est son copain qui va lui procurer un costume civil, il n'en aura que deux !... il va donc falloir que je me débrouille seul... je lui souhaite bonne chance et je commence à chercher un copain qui aurait envie de jouer les filles de l'air !... ça n'a pas été long, il y a une semaine un K.G. appelé Buisson avait été ramené au stalag, ayant été repris lors de son évasion, c'était sa première tentative, la chance l'avait abandonné après avoir parcouru deux cents kilomètres !! Il avait été repris à la frontière!! C'était vexant d'échouer si près du but...

Après avoir bavardé ensemble il est d'accord pour repartir quand il aura repris un peu de force, en plus, il me raconte qu'il connaît une filière à Metz, mais il faut rejoindre les forces à De Gaulle en Angleterre, il a ce tuyau par un autre prisonnier qui lui a réussi, aussi il y croit...

Alors c'est décidé, nous allons nous préparer. Pour les vêtements, nous passerons par les Yougoslaves, ce sont les plus adroits, mais aussi les plus chers, car évidemment au stalag, tout se paye !! Il nous faut donc avant tout réunir de l'argent en Marks civils, pour cela il faut sortir en corvée du stalag pour faire du troc avec des civils allemands, c'est d'ailleurs le bon moment car nous touchons des colis de la Croix-Rouge en prévision de Noël qui approche, avec le chocolat la chose sera facile. Le plus dur est de trouver une corvée extérieure car nous sommes quand même surveillés et il ne nous est pas facile de sortir du stalag, ce n'est qu'en se faufilant dans une corvée que c'est possible.

Après quelques jours d'approche, j'ai réussi à partir avec un minotier, venu au camp chercher un prisonnier pour l'aider à faire ses livraisons de farine chez les boulangers ! Là, j'ai eu un coup de chance, car il est arrivé après la distribution des corvées, et j'étais l'un des derniers de resté à la baraque !

Sans réfléchir, le gardien m'a désigné, aussitôt je suis parti et ce travail a duré presque toute la semaine, j'en ai profité pour faire en douce de la vente de chocolat à mon compte ! L'affaire avait bien marché, en quelques jours j'avais ramassé suffisamment de Marks pour préparer l'évasion...

Tout de suite Buisson a conclu le marché de deux costumes avec un tailleur de la baraque des Yougoslaves, nous aurons d'ici une quinzaine chacun notre costume... Buisson de son côté n'avait pas perdu son temps, il s'était fait embaucher dans la corvée de la saline, il y avait peu de volontaires pour cette corvée car elle était dure, mais il y a une chose de bonne, la garde est presque inexistante du fait que les prisonniers transportent des sacs de sel d'un bout à l'autre de la saline, c'est un va et vient intensif, le garde ne peut donc pas voir tous ses K.G. en permanence... aussi quand nous serons prêts j'irai également à cette corvée et c'est de là que nous ferons la valise !!! Chaque jour, il a repéré les endroits propices pour disparaître rapidement, tout semble nous sourire, l'espoir renaît... cependant les jours passent et Noël est arrivé !! Afin de briser la nostalgie qui accompagne chaque grande fête, les animateurs du stalag ont monté des pièces de théâtre, organisé des tours de chants et avec l'orchestre dans lequel je suis entré comme bassoniste nous assurons quelques concerts, quand deux jours après Noël, nous apprenons deux évasions du stalag ! dont... Engel, il venait de mettre son projet à exécution... bonne chance... Ils étaient partis dans une corvée après avoir dévalisé la garde robe du théâtre ! Cela a fait beaucoup de bruit !! pour peu de chose,... car deux jours après, ils étaient repris et ramenés au stalag !...

Ce matin, le copain qui travaille dans les bureaux est revenu dans la baraque tout spécialement pour moi, des ordres précis viennent d'arriver pour nous deux, ça sent le brûlé il faut faire vite pour disparaître... nous sommes début janvier 1942 et nous avons toujours pas nos costumes civils !! Le 10 janvier au matin, c'est la catastrophe !... au rassemblement habituel du matin, deux noms sont prononcés... Leménager et Engel départ immédiatement, deux sentinelles en armes sont déjà là...

Loti chacun de son garde corps, qui à partir de ce moment ne nous lâche pas d'une semelle, l'on retourne chercher notre sac, l'évasion n'est plus qu'un rêve... Un bref coup d'œil à mon copain Buisson pour lui faire comprendre que je lui laisse ma mallette en bois, car il sait que dans l'épaisseur du bois, sous la serrure se trouvent les Marks, adieu et bonne chance et nous voici à la gare de Bad-Sulza pour une destination inconnue...

C'est l'hiver 1941-1942 et il fait un froid intense, nous grelottons dans notre compartiment ainsi d'ailleurs que nos deux gardiens ! C'est là une petite satisfaction, ils nous surveillent comme si nous étions des pestiférés !!! Malgré toutes leurs précautions nous aurions pu facilement jouer les filles de l'air à Berlin !!... Après de longues heures, nous étions arrivés à Berlin où nous avons pris le métro pour changer de gare, c'est à la station de Charlotenburg que l'occasion se présenta... La rame de métro arrive et nous montons les premiers puis le métro démarre aussitôt... les deux gardiens restant sur le quai !!... Ils n'avaient pas monté assez vite ! Il fallait voir leurs têtes à travers les vitres !! Je pense qu'ils n'avaient jamais dû prendre le métro et qu'ils avaient été pris de vitesse, nous sommes descendus à la station suivante, puis les gardiens sont arrivés à la rame suivante !! Tout affolés mais tellement ravis de nous revoir !! Il est bien évident que nous aurions pu tenter notre chance, mais il faut dire que c'était la nuit et nous ne connaissions rien à Berlin, nous n'aurions pas passé une heure avant d'être repris... Le voyage se poursuivit sans histoire mais avec un froid de plus en plus vif, c'est dans la journée que nous nous sommes aperçus que nous devions être en Pologne, le train s'arrêtait à chaque gare et les gens du compartiment voisin n'avaient plus la même allure, ils semblaient pauvrement vêtus avec de gros fichus sur la tête, le regard fuyant à l'encontre de nos gardiens, nous avions même parfois l'esquisse d'un sourire, mais très dissimulé, et vite figé...

Le train roule une partie de la deuxième nuit, puis nous arrivons vers deux heures du matin dans une gare où l'on nous fait descendre, il y avait une épaisse couche de neige et le nom de la gare était « GRAÜDENZ ». Graüdenz ?... qui pouvait à ce moment précis dire le sort que nous réservait cette ville, en tout cas l'accueil était glacial ! du moins par le temps ! A la sortie de la gare, nous retrouvons un autre groupe de deux K.G. qui comme nous sont accompagnés de deux sentinelles, l'on comprend vite que notre sort est commun !... Les gardiens échangent leurs impressions et nous avec les K.G. Les nôtres, ce sont bien en effet deux K.G. punis d'emprisonnement, il y a Robillard et... X ? (je ne me souviens plus de son nom) ; le premier n'en a que pour trois mois, X pour cinq ans !! Robillard avait volé le costume de son employeur pour s'évader et comme c'était un militaire en permission et qu'il avait volé son uniforme militaire, le tribunal lui a collé trois mois de prison, quant à X il avait apprécié de trop près la galanterie de deux jeunes filles allemandes dont l'une d'elle avait eu... un enfant !! Cela, le tribunal n'avait pas trouvé la chose à son goût et lui avait administré cinq ans d'emprisonnement !!...

Après une bonne demi-heure de marche dans la nuit blanchie par la neige, nous sommes arrivés devant d'immenses bâtisses entourées par un haut mur d'enceinte, le froid nous glace doublement !! c'était la prison ! nous étions devant un grand portail portant l'inscription « WEHRMACHTGEFÄNGNIS », c'est-à-dire « prison militaire ».

 

 

 

 

L'un des gardiens frappe et le judas de la porte s'ouvre... après quelques mots échangés, le grand portail s'ouvre et nous entrons dans une sorte de grand couloir puis le portail se referma derrière nous avec un bruit lugubre qui résonna sourdement dans le hall, à gauche il y a une porte avec l'inscription « Wache » qui veut dire « Garde » ! En effet, c'est le poste de garde où l'on nous fait entrer sans trop de ménagement, Robillard est frontalier dans l'est de la France, il parle couramment l'allemand aussi sert-il d'interprète, en moins de temps qu'il faut pour le dire nous sommes dépouillés de tous nos bagages et affaires personnelles que nous portons sur nous... tout... tout nous fut retiré ! seul le mouchoir nous fut laissé, la totalité du reste est étiquetée et passe dans l'arrière du poste de garde, les gardes de cette prison ont l'air de brutes, et c'est avec un certain sadisme qu'ils prennent plaisir à nous fouiller, pas un coin du corps est passé à côté de leurs mains !!

Une fois cette première présentation, nous sommes dirigés vers nos lieux d'habitation, nous longeons le mur d'enceinte et après avoir contourné le bâtiment central de façade, nous nous trouvons devant une immense cour avec trois bâtiments en fer à cheval, le tout agrémenté de barres de fer aux fenêtres des étages et de planches de bois en forme de mangeoire à celles du rez-de-chaussée de façon à n'avoir aucun contact avec la cour, tout ce décor se détache dans cette nuit toute blanche car la lune donne en plus sa lumière blafarde sur ce décor de désespoir, rien de réjouissant, le tout dans un silence impressionnant, pas même le bruit de nos pas perce la nuit car la neige étouffe tout...

Nous traversons la cour et nous nous dirigeons vers le bâtiment face à nous, tout droit vers la porte centrale, c'est une porte en bois très épais, doublée à l'intérieur d'une porte en barres de fer, nous nous trouvons devant un grand escalier en ciment dont la cage elle aussi est bordée de barres de fer, le tout ressemble à une curieuse cage pour les fauves !!

 

 

Puis l'on nous fait descendre très rapidement et sans ménagement au sous sol, composé d'un grand couloir bordé de chaque côté de portes à touche touche, les unes après les autres, nous comprenons tout de suite, ce sont les cellules !! l'une d'elle est ouverte et l'on nous flanque vivement dedans.

« Funf minuten licht aus » (dans cinq minutes plus de lumière)

nous dit le gardien.

Cette fois-ci nous commençons à comprendre ce que voulait dire l'emprisonnement !! Trois années là-dedans ! quel bel avenir ! Dans cette cellule à six places, il y fait très chaud, car il y a un chauffage central et cette chaleur brutale nous fait mal après avoir subit le froid de l'extérieur et dans le train, puis tout à coup plus de lumière ! Bonne nuit les copains, à demain...

 

Je ne sais pas si nous avons dormi cette nuit là, mais tout à coup le matin, grands coups de sifflets, bruits de clés dans la porte voisine et des commandements en allemand, bruits de sabots, des gens qui causent, mais pas un mot, pas une parole en français ? notre porte à nous est restée fermée, après une bonne demi-heure, qu'il nous a semblé, car nous n'avions plus nos montres, voilà que dans les escaliers nous entendons une descente précipitée et de multiples sabotages accompagnés cette fois de quelques mots en français, tout le monde de ces lieux semblait être descendu dans la cour, quelques lointains commandements en allemand, puis plus rien ?... Que va-t-on devenir ? La réponse ne fut pas longue a venir, notre porte fut ouverte et un gardien, avec cette fois un interprète, nous invitent à les suivre, nous passons à l'étage supérieur et sommes affectés à une autre cellule, où il y a déjà deux prisonniers puisque les deux lits du bas sont occupés, puis nous allons à la cellule-magasin pour percevoir chacun notre couverture, un tout petit savon et une serviette, soyez prêts dans dix minutes nous dit-on... Pourquoi ? l'on verra bien, nous faisons une courte toilette et nous voilà de retour à la cellule, en attendant nous avons surtout faim car l'on nous a encore rien donné à nous mettre sous la dent !!

Comme promis, dix minutes à peine passées, nous sommes dirigés vers la cour où là, le froid nous fait un mal atroce, car d'un seul coup nous venons de passer de + 18° à -25° !! plus de 40 degrés d'écart fait mal pour respirer, nous remontons nos cols devant la bouche et nous filons vers le bâtiment central, là nous passons encore dans des bureaux et à nouveau, questions, fiches, empreintes, puis inventaire détaillé de nos bagages à laisser au magasin, après ces formalités on nous dirige vers le bureau du commandant de la prison... C'est un colonel qui a vraiment le type de gardien de prison ! Il nous souhaite ironiquement un bon séjour dans son établissement ! en nous précisant que nous devons respecter et subir la rigoureuse discipline de ces lieux ! Nous étions passés tous les quatre ensemble, l'entrevue fut donc courte... Après, nous passons au magasin d'habillement où nous troquons nos chaussures pour une paire de sabots de bois comme nos braves paysans portaient dans nos campagnes, puis une écuelle en terre cuite d'une contenance d'un litre environ, une cuillère en métal et une tasse en grès, c'est là tout notre paquetage qui entrait facilement dans la musette qui nous était laissée !... léger...

Une fois ces formalités terminées, l'on nous ramène à notre cellule où l'on nous enferme à nouveau, il est 10 heures car nous avons vu l'heure à l'horloge du bâtiment central, ces heures d'attente sont longues car nous avons de plus en plus faim... puis midi doit être arrivé car l'on nous ouvre la cellule pour nous donner notre « Esskarte » (carte de soupe) puis l'on nous fait descendre dans la cour où sur un rang nous nous dirigeons vers les cuisines, enfin nous allons manger !... C'est là que nous faisons connaissance de quelques K.G. qui sont restés ce matin à la prison, soit pour assurer les corvées intérieures ou travaillant dans le magasin, c'est une poignée de chanceux, évitant les corvées extérieures mais à voir leurs joues creuses et leur aspect filiforme nous comprenons vite qu'ici ce n'est certainement pas un quatre étoiles, pas même une, nous dira l'avenir...

 

 

Nous passons pour commencer devant un gardien qui perfore la carte de soupe à la date du jour, puis ensuite on tend son écuelle au cuisinier qui nous donne une soupe d'un litre, c'est-à-dire le contenu de sa louche, une seule louche, pleine ou pas pleine ! soupe si l'on peut dire, plutôt un litre d'eau !! qui avait quand même le mérite d'être chaude et sur laquelle surnage quelques morceaux de rutabaga... Après avoir ingurgité cette eau chaude, nous avons attendu tout l'après-midi dans la cellule l'arrivée des corvées du jour, nous étions impatients de connaître les deux autres occupants de la cellule afin d'avoir quelques détails sur la vie de cette sinistre prison...

Les corvées arrivent les unes après les autres et enfin arrivent Hervé et Jean les deux cellulaires de la 31, nous apprenons ainsi le désespoir qui règne ici et en particulier le régime alimentaire qui nous attend, c'est très simple, le matin, une tasse de soi-disant thé ? sucré ; cependant, le midi, un litre de soupe du genre de celle que nous avons eue à midi puis le soir, une tartine de pain avec une autre tasse de thé, thé tout à fait spécial qui ressemble d'avantage à une tisane d'ortie ! Voilà, c'est tout, il faut s'en contenter !!... et la Croix-Rouge, demande-t-on ? Rien n'arrive ici, pas même les colis des familles, alors on ne s'étonne plus de la maigreur des copains et cela ne nous met pas du baume au coeur !... En plus, il y a le travail de la journée, soit nettoyer les rues quand il neige, combler les marécages avec des wagonnets de terre ou, la carrière !! Surtout évitez celle-là si vous pouvez, nous disent Jean et Hervé !, car le gardien est une brute toute particulière... Trainis !! qui cogne dur pour faire avancer le travail, c'est un être sans pitié !! Comme nous sommes le soir, l'heure de la fameuse tartine de pain arrive... nous la touchons avec le thé, après avoir avalé ce maigre dîner en mâchant tout doucement bouchée par bouchée pour que le plaisir de manger dure plus longtemps, chacun raconte son histoire qui l'a amené ici... nous racontons chacun la notre, puis Jean explique que c'est pour une femme, 2 années d'emprisonnement, Hervé lui avait osé prendre au collet des biches !! et pas n'importe lesquelles, celles réservées à Goëring !! rien que ça ! Il travaillait dans une ferme située sur le territoire de chasse de Goëring, aussi le tribunal ne l'a pas raté, 2 années lui aussi d'emprisonnement pour braconnage !! puis 21 heures arrive, appel..., l'on nous ferme les cellules à clef et presque immédiatement la lumière... bonne nuit... à minuit l'on est réveillé... qu'est ce que c'est ?? C'est l'heure de la pissette !! Cellule par cellule, au pas de course, nous allons évacuer notre tasse de thé du soir et de nouveau l'on nous boucle pour finir la nuit...

Ce matin c'est donc notre première corvée à l'extérieur, après la toilette de chat et la tasse de thé, nous subissons nos premiers exercices militaires dans les couloirs, afin de s'échauffer les muscles sans doute !!... Nous sommes alignés sur trois rangs et successivement c'est : tête gauche... tête droite... à gauche-gauche, à droite-droite, cela répété pendant un bon quart d'heure, en allemand évidemment et malheur à qui se trompe car c'est immédiatement une séance de marche-marche ! C'est la chose la plus humiliante et crevante à la fois : très vite au commandement du gardien il faut exécuter : couché... debout... courir..., à nouveau couché, marché en crapaud et ainsi de suite au bon gré du gardien, ça dure parfois jusqu'à l'épuisement, ces gardiens ont l'art de savoir nous humilier et nous faire souffrir, nous avons pas été long à nous en rendre compte !! Aussi, il est bien nécessaire de marcher droit ! Ce n'est plus la bonne petite vie du commando d'Erfurt ou au Stalag !!

Après ces exercices militaires, nous descendons dans la cour pour partir en corvée, nous les quatre nouveaux l'on est mis à part afin d'avoir une affectation... Engel et Robillard partent pour pousser les wagonnets, le troisième au déneigement et moi... à la carrière !! C'est vraiment pas de chance, j'ai eu vite fait de connaître ce monstre de Trainis !! Après un parcours en ville, au pas cadencé d'une bonne demi-heure, nous arrivons à la carrière, elle est en plein vent, il y fait très froid, - 20° ou - 25°, car nous sommes en janvier, période particulièrement froide, c'est une très haute falaise avec une voie pour wagonnets à la base, le travail consiste à remplir ces wagonnets de sable pour être dirigés vers les marécages... nous touchons les outils, moi j'hérite d'une masse et des coins en fer, car avec la température, le sable de la carrière se débite comme du bois, à coups de masse sur les coins, c'est aussi dur que du ciment !! Là, sans arrêt, nous entendons Trainis hurler :

« wollen sie arbeiten und schnell ! » (voulez-vous travailler et vite !)

Souvent la parole, quand elle s'adressait à quelqu'un en particulier, était accompagnée d'un coup de botte aux fesses, ou d'un coup de crosse de fusil dans le dos !! C'était très douloureux et l'on avait pas intérêt à se plaindre, malgré cette brute, le groupe avait décidé au bout d'un certain temps de ralentir la cadence ce qui rendait notre vénérable brute de plus en plus furieuse ! mais nos forces étant fondues, le travail de lui-même faiblissait, et les distributions de coups se multipliaient !! mais jamais il n'a pu faire faire un wagonnet de plus !... Au retour du premier jour chacun avait fait son petit commentaire qui fit passer la soirée plus vite...

Comme je l'ai écrit plus haut, après plusieurs semaines, tout comme les copains, avec cette nourriture médiocre, les forces disparurent, le travail était de plus en plus pénible, nous commencions à flotter dans nos vêtements, à cette corvée j'y suis resté presque trois mois... quand le 13 mars 1942 un hurlement partit du bout du groupe, Jenny un brave copain, était coincé sous un énorme bloc de sable gelé qui s'était détaché du flanc de la carrière, c'est le wagonnet qui l'avait arrêté, sinon, il aurait été écrasé par cette masse, mais il avait une jambe dessous ! vite avec les outils nous avons trouvé assez de force pour faire basculer ce bloc, même notre brute de gardien a aidé à dégager ce copain ! Une fois dégagé, nous avons vu avec horreur que le pied ne tenait plus que par quelques lambeaux de chair, le civil, chef du chantier, avertit la prison pendant que l'un d'entre nous lui faisait un garrot sous le genou, ce fut une grande erreur !! Mais personne ne pouvait savoir que Jenny n'arriverait à l'hôpital de Thorn que plusieurs heures après, car c'était que dans cette ville qu'il y avait un hôpital pour prisonniers, à l'hôpital de Graüdenz il avait été repoussé comme un pestiféré !! L'histoire raconte qu'il a fait le trajet Graüdenz Thorn sur un chariot tiré par un cheval, nous n'avons pas su ce qu'il est devenu...

Cette histoire n'avait pas eu le don de ramener notre gardien à de meilleurs sentiments, tout au contraire... A quelques jours de cet accident, j'ai l'impression qu'il m'a pris dans son collimateur!! Il est constamment derrière moi... aujourd'hui, je n'arrive pas à frapper assez fort sur les coins pour faire éclater les blocs ! et je le sens derrière moi qui pourtant ne dit mot, mais ce silence inhabituel me dit rien de bon... brusquement il se déchaîne !! Il se précipite sur moi en hurlant... saisit ma masse... saute sur le bloc à fendre et me dit en gueulant et levant la masse

« Auf dein schmagel »... (sur ta gueule)

J'ai cru un instant qu'il allait me fracasser le crâne tellement il paraissait en furie ! Puis il frappa de toutes ces forces sur... le coin ! ouf ! j'ai eu peur, j'ai entrevu ma dernière heure venue... d'avoir frappé si fort et fait éclater le bloc l'avait soulagé... et il est parti à l'autre bout du groupe.

Le lendemain au départ de la corvée il n'a plus voulu de moi !!! j'avais au moins gagné ça !!... Je me suis retrouvé dans un groupe de nettoyage des rues !!... C'était l'un des moins mauvais groupes de travail, il avait pour charge de circuler dans la ville pour dégager certaines rues de la neige ou des congères et ça ne manquait pas !! Nous faisions d'énormes tas de neige dans des endroits bien définis qui ne gênaient en rien la circulation...

Ce groupe était l'un des moins mauvais pour plusieurs raisons, la principale était par la présence du gardien qui faisait vraiment exception au lot de ces brutes qui nous gardaient, il semblait avoir conservé un brin d'humanité, il s'appelait Balschun, rarement il poussait les K.G. à travailler au-delà de leurs forces, pour moi être passé dans ce groupe me semblait être passé de l'enfer au purgatoire, car le ciel n'existait pas à Graüdenz, en plus, il faisait celui qui ne voyait rien quand par hasard (très rare) un civil avait l'audace de nous glisser dans la main un casse-croûte !! C'était là une aubaine quand cela se présentait, c'était toujours le même menu ! Une tartine de pain repliée en deux sur elle-même avec une rondelle de boudin noir au milieu, cette aubaine se partageait toujours entre trois ou quatre copains, cela faisait toujours une bonne bouchée de pain à chacun...

Les habitants de Graüdenz connaissaient bien, pour la plupart, notre état de délabrement... il est vrai que rien que de nous voir c'était suffisant, en plus, cette ville était appelée, « la ville aux prisons » car il n'y avait pas que la nôtre, nous nous en sommes aperçu en croisant assez souvent le matin, d'autres groupes, en allant à la carrière, un matin nous avons même croisé un groupe de femmes, elles étaient solidement encadrées par gardiens et chiens ! Nous n'avons jamais su ce qu'elles étaient, nous avons toujours supposé que c'était des femmes Russes, tout comme nous elles n'étaient pas brillantes à voir, tous les groupes des autres prisons de la ville étaient des civils, puisque nous étions la seule prison militaire...

Dans notre groupe, il y avait une chasse très intéressante que nous pouvions faire en raison de notre mobilité dans les rues... la chasse aux mégots ! Il nous arrivait de découvrir ci où là un de ces rares trésors ! Même s'il était détrempé par la neige, il disparaissait rapidement dans la poche de la capote ! Quand on arrivait le soir dans la cellule, l'on retournait ses poches pour récupérer les brindilles de tabac mélangées à la poussière du tissus des poches ! mais bah ! tout était bon... dans un bout de papier quelconque nous roulions ces débris que nous fumions en se la passant de l'un à l'autre pour tirer une bouffée de ce soi-disant tabac !... Malheur à celui qui tirait un peu trop fort ! Il se faisait mal voir par les copains, nous avions une combine très originale pour allumer ces cigarettes, car évidemment nous n'avions pas d'allumettes ni de briquet ! mais nous avions quand même nos brosses à dents, la matière qui les constituait était inflammable ! Aussi, avec un petit morceau de verre qui traînait toujours par hasard sous le chauffage central, l'on raclait le manche de la brosse pour en tirer quelques copeaux, ceux-ci étaient rassemblés en un petit tas sur lequel nous disposions un morceau de papier, ensuite nous approchions au ras des copeaux le manche à balai de la cellule dans lequel une pierre à briquet était dissimulée dans un minuscule petit trou fait à cet usage, puis avec le bout de verre nous faisions jaillir une étincelle en grattant la pierre, c'était immédiat, les copeaux s'enflammaient en communiquant le feu au papier qui ainsi nous servait d'allumette ! Qui avait pensé cela à l'origine ? personne ne l'a su, mais toutes les cellules le pratiquaient quand la bonne chance procurait de quoi fumer, ce n'était pas toujours du tabac, souvent c'était le fond d'une tasse de thé (similaire) où il y avait du dépôt, après avoir séché, ça remplaçait le tabac ! Dire que c'était bon, c'était autre chose, mais cela faisait passer le cafard qui gagnait assez souvent certains parmi nous...

Le tabac (ou autre) était une drogue consolante, si la faim était atroce, le manque de tabac était pour certains un supplice augmenté par cette faim qui sans cesse nous tiraillait l'estomac, j'ai vu des camarades criant la faim, vendre la moitié de leur tartine du soir pour une cigarette !! Moi, je ne l'ai jamais fait car manger était devenu une obsession qui sans cesse me trottait dans la tête !!... Aussi, pour ceux qui ne fumaient pas et qui avaient la chance de pouvoir ramener à la prison des cigarettes polonaises, ils avaient d'assuré quelques morceaux de pain par échange... ces cigarettes polonaises étaient drôles ! Elles ressemblaient aux cigarettes d'eucalyptus que l'on trouvait en pharmacie en France, la moitié était formée par un petit tube en carton et l'autre moitié remplie de tabac, son extrémité était fermée par une torsade de papier, car ce tabac était en tout petits morceaux qui s'échappaient si le bout de la cigarette s'ouvrait avant d'être allumée !!... En parlant de tabac, ça me rappelle un jour où il y eut une corvée en or... à la manufacture de tabac !!! Il est rentré beaucoup de cigarettes à la prison pendant les quelques jours qu'a duré cette corvée et ça malgré la vigilance des gardiens et leurs fouilles à chaque retour de la corvée, il fallait voir avec quelle dextérité les cigarettes passaient d'un main à l'autre dans les rangs pendant que les gardiens faisaient les poches... Pour moi particulièrement, le tabac m'a joué une fois un sale tour !! Lorsque Robillard se trouva libéré, vers la fin mars 1942, il se souvenait bien qu'il y avait dans sa valise, en dépôt, un bon stock de paquets de tabac, aussi il nous dit :

« je vais essayer sous un motif quelconque de revenir dans le couloir des cellules dès que j'aurais touché ma valise, pour pouvoir vous laisser du tabac, mais il faudra faire vite ! »

Il faut expliquer que dès le matin, entre le réveil et les exercices militaires du couloir, nous avions une demi-heure de libre pour déguster le thé et faire un brin de toilette, ainsi nous pouvions aller et venir à sa guise dans le couloir de son étage...

Le jour donc arrivé de la libération de Robillard, il a oublié volontairement son rasoir à la cellule magasin qui se trouve dans notre couloir pour pouvoir revenir, dès le réveil. Il était parti dans les bâtiments annexes de la prison pour toucher son paquetage et passer dans les bureaux pour être dirigé vers des lieux meilleurs !... Après un bon quart d'heure d'attente, il est apparu dans le couloir accompagné d'une sentinelle qui ne le quitte pas d'un pied, il ne nous est donc pas possible de l'approcher, mais il a été très adroit, ayant prévu qu'il ne pourrait pas nous approcher, il avait adroitement placé sous sa manche, un paquet de tabac et un paquet de papier à cigarette et en passant devant notre porte de cellule, il a laissé tomber le tout, heureusement que la sentinelle n'a rien entendu tomber avec le brouhaha ! Robillard avait risqué gros en faisant ce geste, vite nous nous en sommes saisi, nous avons eu beaucoup de chance... mais il fallait camoufler cette manne ! Si certaines cellules des étages supérieurs ont la chance d'avoir un parquet qui sert de coffre-fort en soulevant ses lames, nous, nous sommes moins gâtés, le sol de notre cellule est en ciment ! Aussi nous avons eu l'idée géniale d'en faire plusieurs petits paquets que nous avons suspendus sous les serviettes, sur la ficelle qui nous sert de séchoir, cela nous permettait les jours suivants de fumer chaque soir tranquillement une petite cigarette, l'affaire a bien marché en prenant la précaution de fumer tout près de la fenêtre et de rejeter la fumée à l'extérieur... cependant une nuit à la sortie pipi... le gardien en entrant pour nous faire aller aux toilettes dit :

« Hier hat man gerauchen ? » (ici l'on a fumé ?)

« nein » (non) répond-on !!...

Mais nous sommes très inquiets car nous savons qu'il va tout fouiller... cela ne rate pas, en un clin d'œil, tout valse dans ma cellule, vêtements, paillasses, gamelles, il inspecte même sous les deux lits du bas ! mais il ne trouve rien... l'on commence à respirer un peu mieux, quand par malheur en rejetant une couverture sur le lit du haut, elle fait voler une serviette de sur la ficelle !! Par malheur, celle qui cachait le reste du paquet de tabac !! Il est là qui se balance bêtement !!... Le gardien exulte de sa découverte et demande à qui est cette serviette ?... Comme par hasard, c'est la mienne ! Moi, je réponds.

« Drei Tagen ohne soupetin » (trois jours sans soupe), me dit-il, puis il me prend ma carte de soupe !!

Dans mon malheur, j'ai eu quand même de la chance, car j'ai échappé au terrible marche-marche, il devait être pressé de retourner au lit !! Mais pendant trois jours, je n'ai eu que ma mince tartine de pain par jour comme nourriture, je sais bien que la soupe n'est qu'un litre d'eau chaude, mais quand il fait aussi froid qu'ici (entre moins 25 et moins 30 degrés) ce litre réchauffe, en plus il donne l'impression d'avoir mangé !...

Ces trois jours m'ont paru encore plus longs que les autres, car il faut préciser que les gardiens se doutant bien que les copains donneraient un peu de la leur à celui qui en était privé, quand le cas se présentait, le gardien du groupe (même Balschum) avait le sadisme de tenir à l'écart le puni jusqu'à ce que la soupe soit finie d'être avalée par les autres !! Aussi, j'ai été bien content de retrouver ma carte de soupe le quatrième jour ! La soupe pour nous prisonnier de Graüdenz est toujours l'objet de vie aussi nous en discutons chaque jour et nous l'analysons de très près... L'adjectif que nous lui trouvons est toujours très significatif !! Un jour c'est la lavasse, un autre de la flotte... une abomination... une saloperie... et même de la m... e, mais malgré cela, elle représente la principale source de survie, une fois même, elle fut mangée !! Nous avons trouvé ce jour là parmi les rondelles de rutabaga... de la paille !!... Nous avons eu l'impression qu'ils nous avaient fait la soupe avec les balayures des cuisines !! infecte!... mais nous l'avons quand même avalée !...

Un jour, c'est ce brave copain, Roger Patureau qui paya les frais de la soupe... Ce jour là, elle arriva sur le chantier un peu en retard, nous la guettions encore plus, enfin elle arriva, ce brave Roger se trouva dans les derniers pour passer à la distribution et comme nous étions certainement le dernier groupe à être servi, les gamelles étaient à peine remplies... Roger protesta très fort, trop à l'idée du gardien qui lui disait :

« du hast ein liter » (tu as un litre)

et Roger de répondre :

« nein ! halbe liter »... (non, un demi litre)...

Après plusieurs aller et retour de ce dialogue, le gardien se fâcha tout rouge et nous fit reprendre le travail en vitesse, l'après-midi fut un après midi de travaux forcés... le soir, en rentrant, après la fouille, le gardien dit à Roger :

« Kom mit » (viens avec moi)

et Roger partit seul avec le gardien, comme il n'était pas dans ma cellule, je n'ai su que le lendemain ce qui lui était arrivé...

La sentinelle l'avait emmené au poste de garde de l'entrée, et avec l'aide de deux autres gardiens, ils ont fait mettre à quatre pattes mon Roger, puis lui ont coincé la tête sous les barreaux d'une chaise, l'un des gardiens s'est assis sur la chaise pour qu'il ne puisse pas remuer ! Ensuite, les deux autres gardiens à l'aide de manche à balai, l'ont frappé sur le dos jusqu'à ce qu'il dise :

« j'ai eu mon litre de soupe »

Cela a duré un bon moment, mais sous la douleur, il a cédé et ramené à sa cellule courbé en deux, les reins en compote, il était surtout fou de rage d'avoir été obligé de céder ! Mais à Graüdenz, ce ne sont jamais les prisonniers qui ont raison... et le lendemain... il a repri le travail !...

 

Ce matin en sortant dans la cour, grosse surprise, il neige à gros flocons, mais d'une façon inaccoutumière ! L'on a jamais vu cela, neiger quand il fait un froid pareil ! et avec ça un vent qui vous coupe le visage en deux, nous caressons l'espoir de rester au chaud dans les cellules, mais ce n'est pas connaître le directeur !!... Marche ou crève..., c'est la devise, aussi comme les autres jours, nous prenons la direction de la ville, aveuglés par la neige et ce n'est pas drôle de marcher avec des sabots de bois aux pieds dans la neige fraîche !

C'est même épouvantable, sous chaque sabot la neige colle très vite et tous les deux ou trois pas l'on se tord les pieds, ce jour là évidemment tous les groupes ont été employés au nettoyage des rues et ce n'était pas agréable, à un certain moment il y en avait tant que je me suis retourné dans une congère !! et j'y laisse mes deux sabots ! Me voilà pieds nus dans la neige ! Vite, je fouille dans la neige et j'y retrouve sabots et chaussettes russes, le tout plein de neige, j'ai eu les pieds glacés tout le reste de la journée... Les chaussettes russes, c'était un simple carré de toile, assez épais cependant, que l'on essayait de faire tenir dans les sabots, l'on était arrivé à une certaine technique, l'on arrivait à les faire tenir aux pieds, grâce au bas des jambes de pantalon, elles étaient précieuses car elles tenaient quand même les pieds chauds... si l'on peut dire !!...

Le temps passe, cela fait déjà plusieurs mois que nous sommes dans cette prison, ses habitudes et sa discipline ne sont plus pour nous des secrets, la période de la journée la plus appréciée pour moi, à part la soupe évidemment, était la demi-heure de battement qui nous était octroyée le matin pour circuler aux toilettes, c'était le moment où nous pouvions contacter tous les copains du couloir, sans avoir à craindre un coup de bottes aux fesses ! C'était aussi pendant ce laps de temps que circulaient toutes les nouvelles glanées ci et là et aussi beaucoup de bobards les plus invraisemblables ! mais ils avaient quand même un grand privilège... aider à espérer, d'autant plus que nous savions que l'offensive allemande en Russie était brisée ! Moscou n'avait pas été pris, et cet hiver très rigoureux faisait des ravages dans les rangs des assaillants ! L'espoir en nous était revenu et tous les matins nous en parlions...

 

Deux jours par semaine, c'était la séance de rasage, dans la cellule qui sert de petit magasin et distributeur de thé-tartines, il y a nos rasoirs, ces jours-là ils nous étaient distribués, chacun avait le sien étiqueté, une fois rasé nous retournions le déposer, il y avait là un sérieux contrôle, celui qui possédait un rasoir mécanique touchait une lame, neuve ou pas !... Moi j'avais la chance d'avoir un rasoir à une lame couteau, je le repassais sur mon ceinturon, le rasage était une diversion, en plus, il avait d'agréable d'écourter les exercices militaires, faute de temps... Tous les matins c'était le même cérémonial, pour commencer il y avait la présentation des corvées de travail, tous les groupes étaient rassemblés sur trois rangs et quand l'adjudant responsable du travail arrivait, retentissait le célèbre « Stilgent » (garde à vous) le nez dans le vent il ne fallait pas bouger, surtout quand l'adjudant passait devant vous ! Puis l'interprète se plaçait devant nous pour nous réciter sa rituelle litanie « tout celui qui va essayer de s'évader sera abattu sans avertissement », cette phrase avait le don de nous faire rire, du moins sourire, car très souvent l'interprète se trompait dans son français et la tournure de la phrase devenait comique ! Puis les sentinelles armaient leurs armes face à nous en nous faisant bien voir que la première balle était bien engagée dans le canon du fusil ! Ensuite, c'était le départ pour les diverses corvées, toute la colonne était ébranlée par un tonitruant :

« Im Gleichschritt marsch » (en avant marche), braillé par l'adjudant.

Au pas cadencé nous passions sous le hall, la gamelle dans la musette au côté, seul endroit où les sabots se faisaient entendre en cadence, car partout ailleurs le sol enneigé étouffait le bruit des pas... la matinée se passait dans le travail, puis le midi le litre d'eau chaude appelé soupe, dès celle-ci avalée, jusqu'au soir nous reprenions le travail avec la pelle ou la pioche selon le cas, à la nuit tombante nous regagnions la prison... Les journées étaient longues et froides, le manque de nourriture nous affaiblissait de jour en jour, jamais nous recevions des colis familiaux et la Croix-Rouge était inconnue à la prison Graüdenz, l'on sentait bien en nous-même que cela ne pouvait pas durer longtemps mais personne n'en parlait, tout notre espoir était en ceux qui avaient de courtes peines, comme Robillard, afin qu'ils puissent alerter la Croix-Rouge sur notre état, c'était là, notre seul espoir...

Pendant les premiers mois, nous avions quand même le dimanche de repos, c'est ce jour-là que nous passions aux douches et de temps en temps chez le coiffeur (un K.G. comme nous) pour avoir la boule à zéro (c'est à dire la tête rasée), nous touchions également du linge de rechange, c'est à dire une chemise et un caleçon de propreté parfois douteuse !! puis l'on regagnait nos cellules pour attendre l'heure de la soupe... L'après-midi, pour les cellules des étages supérieurs, le spectacle était assuré par les prisonniers allemands faisant le marche-marche dans la cour, mais il fallait être discret !! Il faut ouvrir là une parenthèse et expliquer que dans la prison nous n'étions pas les seuls occupants, il y avait deux bâtiments sur trois remplis de militaires allemands punis également pour fautes graves à la discipline, c'est-à-dire des déserteurs pour la plupart d'entre eux, déserteurs à la mode allemande, sortir de son char quand celui-ci était touché et immobilisé sur le front vous désignait comme déserteur, c'était là évidemment la version des allemands dans cette prison ; c'est au magasin de linge que les corvées se trouvaient parfois ensemble, Français et Allemands, cela permettait d'échanger ses impressions, il y avait aussi parmi eux pas mal de militaires qui avaient oublié l'heure de retour lors d'une rare permission, aussi étaient-ils condamnés tout comme nous à la prison à des peines disciplinaires, seul leur régime alimentaire était différent, ce n'était pas là la moindre chose ! Ils n'allaient pas en corvées extérieures comme de juste, pour eux c'était le régime prison dans son intégralité, leur temps était occupé presque toujours par des exercices militaires (sans armes !) et aux rappels des commandements militaires presque tous les après-midi, séance de marche-marche dans la cour, même le dimanche, c'est ce qui agrémentait nos après-midi du dimanche, pour nous c'était plutôt, prison la nuit et boulot la journée !...

Puis un jour nous avons été très surpris... certains Allemands punis portaient sur le bras un écusson bleu, blanc, rouge !?... Qu'étaient-ils ? notre curiosité était piquée au vif, les hypothèses les plus fantaisistes étaient avancées, puis un jour la vérité s'est dévoilée ! et quelle stupéfaction !! C'était des Français ! ils faisaient partie de la L.V.F. « Légion des Volontaires Français » nous étions révoltés !! La vérité s'est su un jour où, au magasin de linge, des corvées de chez nous, se sont trouvées avec des corvées de ces fameux L.V.F. Ils en ont entendu plus qu'ils en ont voulu !! des salauds ! Vendus, crapules et autres insultes ont jailli à leur encontre et devant la tournure que prenaient les événements, les magasiniers ont fait appel à la garde !! L'ordre a vite été rétabli à grands coups de bottes et de crosses !! Cependant, après cet événement, nous ne les avons jamais revus !!...

Le dimanche il y avait aussi après seize heures, couture ! A cet effet, l'on nous distribuait une aiguille par homme avec un peu de fil, c'était dérisoire mais je pense que c'était surtout pour nous maintenir occupés dans les cellules, le but de ces travaux était, soit des boutons à consolider ou une déchirure à recoudre mais ce genre de travail n'était pas très affiné car nous n'étions pas des tailleurs, cela consistait à rapprocher les deux bords de la déchirure et faire un gros bourrelet de fil par dessus, ça empêchait toujours l'air de passer ! Pendant ces deux heures que durait ce travail, il était interdit de s'asseoir sur le lit, pourquoi ?

Nous l'avons jamais su, mais c'était ainsi, si bien qu'un jour où j'avais enfreint cet ordre, j'ai été surpris par le gardien de service, il m'a vite fait passer du troisième au rez-de-chaussée !! Sans ménagement avec passage à tabac, c'est étonnant que je n'ai rien eu de cassé !!... Toujours aussi complaisants en cette matière nos gardiens !!

Il y avait aussi un dimanche par mois le droit de faire une lettre à la famille sur le formulaire K.G. habituel, c'est-à-dire en deux volets, sur le premier l'on écrivait et les parents répondaient sur le deuxième, nous étions informés que la censure était sévère, si sur une lettre certaines choses ne plaisaient au censeur, celle-ci était tout simplement mise au panier sans en informer l'intéressé, aussi il n'était pas rare d'avoir une lettre sur deux qui ne parvenait pas en France, cela nous faisait deux mois sans nouvelles !! C'était long... Pourtant tout au début, en janvier-février 1942, la famille pouvait nous écrire sur lettre ordinaire mais nous ne pouvions pas répondre, j'avais reçu pendant cette période de nombreuses lettres de mon père s'inquiétant de mon silence, ne comprenant pas pourquoi j'étais en prison et pourquoi j'écrivais pas, puis brusquement en mars 1942 ces lettres furent retournées aux expéditeurs, en voyant ses lettres lui revenir sans explication mon père s'est trouvé très inquiet, heureusement en avril une de mes lettres lui est parvenue, celle justement ou j'avais doublé les lignes qui nous étaient réservées et en écrivant très petit j'avais pu lui dire pourquoi j'étais ici et lui expliquer la gentillesse de nos gardiens, le régime alimentaire, et les durs travaux auxquels nous étions astreints !! Ca m'avait soulagé, c'était sans grand espoir que cette lettre passe comme je l'avais écrite, mais le plus fort, c'est qu'elle est arrivée ! Oubli du censeur ou machiavélisme ? Je pencherais plutôt pour la deuxième hypothèse ! Ce que j'avais espéré, mon père l'avait fait, il avait écrit immédiatement au Ministère des prisonniers de guerre et à la Croix-Rouge à Monaco, ses lettres sont venues s'ajouter aux plaintes des familles qui commençaient à affluer à notre sujet ; ce qui nous était le plus pénible c'était de savoir que nos familles se privaient en France pour nous envoyer des colis et que ceux-ci ne nous parvenaient pas, emmagasinés nous disait-on ?...

Nous n'y croyions guère, en plus avec leur contenu ils devaient pourrir !! Nous pensions plutôt qu'ils faisaient l'objet d'une rafle monstre !! Et pendant ce temps nous crevions de faim !! Pour faire cette page d'écriture, avec le formulaire que l'on nous remettait par cellule, un bout de crayon et il fallait le rendre une fois les lettres écrites, c'était toujours un bout de très courte longueur, car ils s'étaient aperçu au début, que chaque fois qu'ils donnaient un crayon normal il n'était rendu qu'un court morceau !! Car évidemment nous en étions privés et c'était là, l'occasion d'en avoir un bout en réserve, mais à la fin ce n'était plus possible le morceau étant trop court !!

Le froid était la chose la plus pénible après la faim, c'est en mars 1942 que j'ai connu la journée la plus froide... Ce jour là en sortant le matin dans la cour, nous suffoquions tellement il faisait froid !! Ce n'était pas supportable, cependant nous étions dirigés sur une corvée exceptionnelle, nous avait dit notre gardien Balschum, nous n'aimions pas ce terme car c'était toujours une surprise désagréable !!!...

Après une bonne demi-heure de marche nous arrivons sur les bords de la Vistule, elle était transformée en une immense patinoire tellement elle était glacée, le vent soufflait de l'Est et il était impossible de dire un mot, dès qu'on essayait, les dents se mettaient à claquer !! Nous pouvions à peine bégayer ce que nous voulions dire ! en plus ces aiguilles de glace que nous sentions tous les jours nous piquer la peau à travers nos vêtements, étaient ce jour là insoutenables, malgré ce temps infect, l'on nous remit des outils ! cela ressemblait à des francisques, des pioches à tranchants arrondis ?? Nous avions encore jamais eu de ce genre d'outils ! et nous voilà partis sur la Vistule jusqu'au pont de bois et là, l'on nous dit de faire des tranchées autour des piles pour éviter, quand la glace commencerait sa débâcle au printemps, que le pont soit emporté... Notre travail ne fut pas efficace ! car avec un tel froid, le ventre vide et sans force, la glace ne cédait pas sous nos faibles coups, après deux heures d'efforts, nous avions à peine tracé dans la glace un léger sillon !! En plus, le gardien était comme nous, transi !! Vers onze heures, le civil commandant la corvée a décidé d'arrêter là le travail, à notre grande joie, nous sommes revenus à la baraque de bois pour remiser les outils et là au thermomètre fluvial il y faisait moins 40 degrés, jamais nous avions vu un tel froid !! Quand même, ce jour là, nous sommes revenus à la prison dès la soupe avalée, !! Pour la petite histoire, nous avons appris qu'en mai le pont et la glace sont partis ensemble !!!

 

A vrai dire il n'y a eu qu'une journée où la température est tombée si basse, la moyenne se situait cet hiver-là entre moins 25 et moins 30 degrés, c'était déjà plus que rigoureux, mais il fallait bien la subir car sans cesse nous étions occupés à des corvées extérieures... J'ai fait partie également pendant un certain temps d'une des fameuses équipes wagonnets, ce travail consistait à pousser des wagonnets chargés du sable de la carrière sur un parcours de six ou sept kilomètres, pour arriver dans le centre de Graüdenz où l'on déversait leur contenu dans des marécages à combler, tout le long du parcours, des équipes de K.G. étaient dispersées et les wagonnets se passaient d'une équipe à l'autre, chaque équipe avait un bon kilomètre à parcourir, en allant wagonnets pleins, au retour wagonnets vides, il y avait par endroit des doubles voies pour effectuer les croisements, ce travail était pénible par le fait qu'il fallait toujours marcher et pousser ! Ceci pourtant nous semblait moins crevant que la carrière où j'avais travaillé, comme nous le savions tous, l'on essayait de temps en temps de faire basculer un wagonnet plein en travers de la voie simple, ainsi le trafic se trouvait interrompu, procurant ainsi un ralentissement aux copains de la carrière faute de wagonnet, ça leur était très salutaire ! mais il fallait faire attention que les gardiens ne devinent pas la supercherie ! mais vu l'état cahotant des voies, la couleuvre était à chaque fois avalée !

Souvent ce déraillement était provoqué à la première étape qui comportait une grande descente (la seule !), les copains montaient sur les rebords du wagonnet en se laissant descendre ! (c'était là, la bonne équipe !!), au premier virage qui se situait au bas de la descente, il suffisait de se pencher d'un côté sur l'autre pour qu'il sorte de la voie !! C'était le déraillement classique, évidemment c'était souvent à cet endroit que se trouvait le gardien, alors il fallait tenter ailleurs, en principe il y avait bien, deux ou trois déraillements par jour !!...

Dans la prison, le service de santé pour nous était inexistant, je m'en suis aperçu à mes dépens, un matin je me réveille tout grelottant, j'avais une fièvre de cheval comme l'on dit ! Aussi, par les copains, j'ai fait appel à l'homme qui faisait office d'infirmier qui passait chaque matin dans les couloirs pour demander s'il y avait des malades ?... Je lui demande donc à voir un médecin, il me fait prendre ma température, j'avais plus de 39°, alors il me donne un carton à mon nom avec ma température de notée en me disant de rester couché jusqu'à la visite...

Je n'étais vraiment pas bien et je souffrais beaucoup de la tête et je ne tenais plus sur mes jambes, aussi c'est l'un des copains de la cellule qui m'a apporté mon verre de thé !... Tous partent au travail et j'attends, je n'ai pas tardé à recevoir la visite d'un gardien avec l'infirmier et Loustalo le K.G. qui faisait office d'interprète, de nouveau prise de température pour contrôle car la chose est très surveillée, pas de tire au flan ! évidemment, elle n'a pas baissé en cinq minutes, j'ai droit à un comprimé et l'on me dit qu'a dix heures j'irai voir le médecin... J'ai attendu jusqu'à midi et jusqu'au soir sans voir personne, l'infirmier est repassé pour me donner ma soupe et me dire que le gardien s'était opposé à ce que j'aille à la visite, j'en ai donc conclu que ça devait être le gardien qui était également le médecin !!... Le lendemain, c'était pire ! Je souffrais atrocement de tout un côté de la tête, cette deuxième journée a été le même scénario que le premier jour, enfin le troisième jour le gardien voyant que la température persistait, qu'à dix heures il m'a emmené devant le médecin allemand, dès qu'il m'a vu il m'a demandé où je m'étais cogné la tête ? Très surpris, je lui réponds :

« nul part »

C'est lui qui m'a paru surpris à son tour, il m'a quand même examiné, m'a donné des comprimés et trois jours de repos couché !! C'est surtout ces trois jours qui m'ont été salutaires, mais intrigué par sa première question, j'ai quand même eu la force d'aller aux lavabos regarder ma tête ?... En effet, tout un côté était gris foncé, les copains de la cellule n'avaient rien remarqué ! Puis cela était devenu tout noir ! et probablement à l'aide des comprimés la fièvre est tombée et mon visage a repris sa teinte normale, je n'ai jamais su et je ne saurai jamais ce que j'ai eu ?...

 

Arriva mai, avec lui le dégel ! Ouf ! ce n'est pas trop tôt ! Ce que nous avons eu froid, pendant ces cinq mois en cette prison de Graüdenz, en même temps un bruit de couloir circule depuis un ou deux jours, celui d'un départ proche pour un camp ? Paraît-il qu'il faut faire de la place pour de nouveaux arrivants ? La prison est saturée ! Mais tout cela est-il bien vrai et en quoi cela va-t-il modifier notre vie ?... L'on en parle cependant beaucoup et en ce dimanche de mai c'est cette nouvelle qui alimente les sujets de conversation... Où irons nous ? Que ferons nous ? Toucherons-nous nos colis ?... Enfin, tout un tas d'hypothèses !... Si l'on part d'ici, nous y laisserons toujours les punaises !! ça aussi la nuit c'est un supplice ! Dès les lumières éteintes, elles commencent leur ronde infernale ! ça vous galope sur tout le corps et ça vous suce sans qu'on puisse les attraper !! C'est rudement rapide ces bestioles !!

 

C'est confirmé ! Ce matin, au rassemblement, l'interprète nous a appris notre prochain départ pour un camp de travail, toujours de travail comme de bien entendu, mais le lieu ne nous a pas été dévoilé, ce sera sûrement pas très loin mais malgré tout, cela ne nous réjouissait pas plus pour autant, car le mot de camp ! L'on en connaissait déjà la signification, pour certains, et les bruits qui nous étaient parvenus pour certains d'entre eux, ce n'était pas des plus réjouissants... nous connaissions un camp appelé Stuttof au nord de la Pologne, et ce que nous en savions n'avait rien d'encourageant !... là j'ai un trou de mémoire ?? Je ne me souviens plus comment nous sommes passés de la prison à ce premier camp ? Mais je me vois très bien arriver devant le portail de ce camp ! « Güttowitch ».

Nous étions tous rassemblés devant l'entrée sur colonne par trois, et nous attendions l'ordre de rentrer, ce camp au premier abord ressemble à tous les camps que nous avons connus en Allemagne, avec la seule différence qu'au centre de la cour il y a une pièce d'eau, comme une piscine ? C'est plutôt curieux, ce camp a dû être avant nous un camp de jeunesse hitlérienne car les habituels miradors sont absents !?

Il y a seulement autour du camp deux rangées de grillage barbelé, qui sont sûrement posées depuis peu de temps en raison de leur apparence qui semble neuve... Il paraît très grand, tout autour de la grande cour centrale et de sa piscine, ce n'est qu'une succession de baraques en bois d'une quinzaine de mètres de long environ sur cinq ou six mètres de large, il y en a bien une vingtaine, nous voici donc sortis de la prison aux murs si épais, pour ce camp à l'air libre aux murs de planches ! Quelle différence !! Ce camp n'a pas l'air par contre d'avoir un effet mirifique sur nos gardiens qui bien vite se rappellent à notre bon souvenir en nous faisant entrer au pas de course vers le centre à grand renforts de hurlements !! Ils n'ont pas l'air très heureux d'avoir quitté la ville de Graüdenz pour ce camp de baraques en bois au milieu de la nature !...

 

Type de chambre dans le camp de prisonniers

A la prison il y a quelque temps, pendant les quelques heures que nous avions de libre le dimanche, j'avais fait connaissance d'un autre brave copain d'Angers, Jean Renard, un peintre qui tenait un commerce dans le faubourg St Michel, aussi avec Engel nous parlions souvent de notre belle région de l'Anjou qui nous semblait bien loin !! Il souffrait comme nous tous de la faim mais il semblait pas en bonne santé et nous trouvions rien de mieux pour nous remonter que de parler de faire de bons repas au retour !! C'était l'obsession générale. Pour l'instant nous sommes dans ce nouveau camp et nous attendons rassemblés sur trois colonnes en nous demandant comment va se faire la répartition des K.G. dans les baraques, aussi avec Engel et Renard nous restons assez groupés pour éviter d'être séparés...

L'attente n'a pas été longue, comptés par groupe de trente-six nous sommes dirigés sur les baraques, manque de chance, Renard se trouve coupé de nous !! Accompagné d'un gardien, nous pénétrons dans celle qui nous est réservée, c'est une pièce rectangulaire avec deux tables et bancs au milieu, à l'entrée il y a comme un vestibule avec un grand seau, tinette pour la nuit, puis le poêle en briques, de chaque côté une rangée de lits en bois, un rez-de-chaussée et un étage en plus jumelés par deux avec un étroit passage pour accéder au lit, aux deux extrémités de la pièce, une fenêtre avec volets fermant de l'extérieur, le tour d'horizon de la pièce a été vite fait, j'ai tout de suite remarqué qu'il y avait un étage de moins que dans les cellules de la prison, ce sera toujours un effort de moins à faire pour se hisser dans son lit, car j'ai choisi un lit à l'étage supérieur, ça donne l'impression de mieux respirer !!

 

Sur chaque lit, il y a de disposé une paillasse vide et une mince couverture, quand chacun a pris sa place au petit hasard, le garde désigne un responsable de la chambre, c'est Salobert qui est désigné, il fait partie de ceux qui jusqu'ici je ne connaissais pas, après avoir déposé notre maigre bagage à la tête du lit, nous ressortons immédiatement pour aller remplir notre paillasse... Nous sommes dirigés vers un gros tas de paille et chacun remplit sa paillasse, en donnant chacun son avis sur la densité à mettre à l'intérieur ! Comme de bien entendu personne n'est d'accord !! Les uns prétendaient qu'il fallait bien les remplir, les autres pas trop pour qu'elles soient bien souples !! mais l'on y met surtout ce que l'on peut car comme toujours il faut faire vite !! Après cela, de retour à la baraque l'on fait plus ample connaissance entre nous car pour la plupart personne ne se connaissait !...

Je me souviens de Salobert qui se trouvait involontairement notre chef de chambre, à côté de lui il y avait Charles Moureau et Jean Soumaire, tous les deux de la région de Lyon, Seailles et Jardonnet de Bordeaux, Roger Patureau de Cercay dans les Deux-Sèvres, pas très loin de l'Anjou, Pierre L'Hermite de Reims, oh le Champagne !, je me rappelle aussi de Finck, Chaussadas, Lajouanie, Filoche (de Laval), Lapeyre et Camédescasse avec qui j'ai fait toute la fin de ma captivité (nous en reparlerons) il y avait aussi André Bourgeois, Jean Labatte et Henri Oyarzabal (deux Basques), Acquehurst, Engel et moi, il en manque mais après un si long temps, bien des noms se sont effacés !...

 

Cette première journée s'est passée relativement dans le calme, en plus l'on nous laisse la libre circulation à l'intérieur du camp, mais pas y stationner, c'est à dire libre de se rendre d'une baraque à une autre, c'est toujours ça !!... Ça nous change quand même de nos grilles de la prison... donc après avoir inscrit son nom au pied du lit, rangé le paquetage, répondu à plusieurs appels et rassemblements, la journée s'est terminée par l'appel du soir où l'on nous informe que demain le travail reprend ses droits, rassemblement demain matin six heures !! C'est quand même un peu tôt à notre goût !!... Première journée de travail à Güttowitch : réveil cinq heures, six heures départ, nous partons en camions découverts debout et tassés comme des sardines en boîtes !! Après un bon moment, nous arrivons sur le chantier, c'est un chantier unique, la construction d'une route genre autoroute, là nous sommes répartis sur une très grande longueur où déjà le sol est borné par des fiches de bois, chacun armé d'une pelle et d'une pioche pour environ quatre mètres de route à creuser et à égaliser, c'est la ration journalière probablement, en plus des gardiens, nous avons cette fois un chef de chantier Polonais, mais un vrai pourri !! Plus nazi que les Allemands, toujours il lui faut du rendement, il n'oubliait qu'une chose, c'est que nous crevions de faim !

Cependant, il nous poussait sans arrêt pour accélérer le remplissage des wagonnets jusqu'à une cadence parfois inhumaine, car la terre que nous retirons de la route est évacuée par un petit train qui longe le chantier et il fait vite à faire son tour !!... Ce train a donné l'idée à 2 K.G., Schuck et Legouge, d'essayer de s'évader, c'était courageux dans l'état de faiblesse où nous nous trouvions, le coup était bien calculé, tout autour de nous ce n'était que des bois que le train traversait, aussi ont-ils eu l'idée à un moment d'inattention du gardien de se glisser derrière le wagonnet et de s'accrocher au châssis, cela juste au départ du train, l'affaire a bien marché jusqu'à la disparition du train dans les bois, mais subitement leur gardien s'aperçut qu'il lui manquait deux K.G. !! Ce fut le branle-bas de combat !! La moitié des gardiens se sont élancés dans le bois puis tout à coup nous avons entendu des coups de feu !! ça tirait sans arrêt !! mai sur qui ? sur quoi ? L'on était tous inquiets sur le sort des copains, puis subitement à travers les arbres, nous avons vu les deux copains poussés par les gardiens tout en les rouant de coups pour les faire courir !! Une fois arrivé devant le chantier, le gardien qui avait la responsabilité du groupe où ils travaillaient, s'acharna à coup de pieds et de crosses de fusils sur ces deux pauvres loques aplaties à terre !! Je ne sais pas ce qu'il nous a pris, mais tous et d'un seul homme, nous nous sommes mis à crier sur le gardien en brandissant nos outils ! L'effet fut miraculeux, il s'arrêta tout net de frapper, les gardiens nous regardèrent un moment éberlués !! Eurent-ils peur ? L'on ne saura jamais mais un quart d'heure après les camions arrivèrent et nous sommes rentrés au camp, nous avions toujours gagné le reste de la journée en repos... par la suite il n'y eut jamais plus de grand groupe de travail, nous partions par groupe de dix ou quinze K.G. avec deux gardiens, comme cela le risque de rébellion était évité, de ce fait nous avions abandonné la construction de la route... Bon débarras !...

 

Dans ce camp, en plus de nos baraques dortoirs, il y avait des baraques destinées à l'aménagement et à l'entretien du camp, des magasins, des cuisines, etc... et les prisons ! Tout y était prévu, aussi nos deux braves évadés se sont retrouvés dans ces baraques prisons, c'est à dire de petites pièces isolées où l'on pouvait y mettre qu'un prisonnier (ça s'appelait cellules !)... Chaque jour suivant, au matin quand nous partions au travail nous assistions, en passant, au marche-marche qu'effectuaient ces deux taulards, et nous les plaignions beaucoup...

Mais au bout d'une semaine, nous étions tous surpris de leur résistance, ils auraient dû être de vraies loques, mais au contraire ils semblaient reprendre une certaine allure, comme si le marche-marche leur était salutaire ? nous n'y comprenions rien, ayant écopé un mois de cellule, nous pensions tous qu'avec le régime qui leur était réservé que ce serait leur fin... mais non c'était très étrange, ils reprenaient même de bonnes joues !! Puis un beau jour, le pot aux roses fut découvert, car les gardiens aussi avaient remarqué ce phénomène ! et en les surveillant ils ont découvert... qu'à côté des cellules, il y avait attenant, des pièces où se trouvaient entassés les colis des familles qui jamais n'étaient distribués ! Nos deux lascars l'ayant su avaient trouvé le moyen de soulever sous leur lit deux planches et en se glissant sous la baraque avaient rejoint les pièces à vivres, en soulevant également le plancher !! Alors là !! vous devinez la suite, il y avait choix et abondance, personne d'entre-nous ne leur en a voulu d'avoir mangé ce que jamais nous aurions eu, dans le coup ils en ont écopé pour quinze jours de plus, mais cette fois il n'y avait plus la réserve de vivres, car dans la journée même tous les colis sont passés dans une autre baraque du côté des gardiens !! mais avec les vitamines qu'ils avaient accumulées pendant plus de trois semaines, ils ont supporté facilement les quinze jours supplémentaires !

Ce ne fut pas la seule tentative d'évasion, il y en a eu plusieurs autres, toutes des échecs !! J'ai assisté également à une autre tentative, cette fois c'était pendant la corvée de bois, car en prévision de l'hiver, il y avait en permanence une corvée de ramassage de bois, en principe, ce travail était réservé aux prisonniers dont l'état de santé se trouvait le plus bas. C'était à la visite du médecin allemand qui passait une fois par semaine au camp, que ceux-ci étaient désignés. Cette corvée n'avait rien de bien particulier, sinon de ramasser du bois, déjà coupé, à l'aide d'une voiture à bras...

Ce jour là, donc, deux autres K.G. avaient décidé de tenter leur chance en faisant « la belle » ; ils avaient repéré, les jours précédents, un endroit qui leur semblait propice, aussi pendant que certains d'entre nous occupaient les sentinelles par des propos banaux, les deux copains disparurent derrière le talus du bord de la route, mais pour gagner la partie épaisse du bois, il y avait une bande de terrain qu'il fallait traverser à découvert, ils avaient compté sur la chance, pour que pendant ces quelques minutes nécessaires, nous ayons attentionné assez longtemps les gardiens, mais là encore, c'est la malchance qui a joué ! L'une des deux sentinelles s'est retournée et a aperçu nos deux copains prendre leurs jambes à leur cou !! Il hurla :

« achtung » (attention)

et en même temps épaula et tira !

L'un des deux s'écroula, l'autre s'arrêta, encore une fois c'était terminé !! Le copain avait reçu la balle dans la cuisse, il ne pouvait plus marcher, alors le second eut la charge de le prendre sur son dos et de le ramener au camp avec la corvée, l'on aurait pu le mettre dans la voiture à bras ! mais il n'en était pas question !! Le trajet a paru bien long aux deux pauvres bougres ! car évidemment, le second était dans l'impossibilité de le prendre sur son dos, il le traînait littéralement, l'autre essayant malgré sa balle dans la cuisse de faire des efforts pour avancer et avec ça l'un des gardiens fut impitoyable jusqu'au camp. Il les a poussés devant lui à coups de canon de fusil !

A l'entrée du camp les deux gars se sont évanouis ! L'infirmier a quand même été autorisé à prendre en charge le blessé et l'autre a été balancé comme du linge sale dans une cellule !!...

 

Ces tentatives d'évasion eurent le don de mettre nos gardiens d'une humeur massacrante, la surveillance s'était resserrée, interdiction de s'écarter de plus de cinq mètres du lieu de travail, même pour satisfaire un besoin naturel !!! En plus, il y avait des rondes d'effectuées par l'adjudant de garde et aussi par le commandant du camp, ils n'étaient pas doux ! Un jour à la gare de Güttowitch, lors d'une corvée de chargement de wagons de sable, un adjoint au commandant du camp, le capitaine Meyer, est arrivé sur notre groupe sans crier gare ! Personne ne l'avait aperçu à l'horizon et par malheur l'un d'entre nous qui se trouvait dans le dos de la sentinelle s'était appuyé sur le manche de sa pelle, pour se reposer un peu, catastrophe ! Mon Meyer lui est arrivé par derrière, il s'est rué sur lui et à coups de pieds et à coups de poings, l'a presque assommé !! Nous n'étions qu'une dizaine de pauvres loques, que pouvions nous faire ? Charger les wagons et sans broncher car la sentinelle avait passé l'arme sous le bras, c'était mauvais signe !! Ce fut tout, cependant. Ce Meyer avait craché son venin sur ce pauvre copain et il est reparti tout heureux de son exploit !!

Deux ou trois jours après, ce fut mon tour d'avoir une émotion forte... Ce jour là, nous sommes partis très tôt pour un travail de chargement de wagons assez loin du camp ; aussi nous étions partis de nuit (cas unique), aussi à l'avant il y avait l'homme de tête qui portait un falot blanc et à l'arrière un autre avec un falot rouge, il y avait également renfort de gardiens. Nous étions une quinzaine de K.G. et nous avions trois sentinelles !! J'étais au deuxième rang et je marchais en regardant par terre, c'était toujours ainsi, autant par la fatigue que par l'espoir de trouver le moindre mégot ! Et ce fut le cas ! En un éclair, j'ai aperçu dans la lueur du falot, un mégot sur le côté, brusquement j'ai fait un écart pour m'en saisir, trop brusquement sans doute pour le gardien de gauche, il fut sur moi au moment où je me penchais pour le ramasser, il braquait son fusil sur moi, j'avais le canon du fusil au ras de la tête, je n'osais plus bouger, il hurlait comme un possédé, j'ai quand même compris :

« zurück im Grup » (retournez dans le groupe)

J'ai vite réintégré ma place, mais j'avais le mégot dans la main !! C'était toujours ça de gagné !!... Pendant toute la durée du parcours, il a été à côté de moi l'arme sous le bras, il n'était pas prudent de broncher, puis toute la journée je l'ai eu sur mes talons ! Ce fut encore une journée pas drôle ! Car en aucun cas, il fallait être repéré, car ces fois-là, il n'y avait pas de repos, l'on passait toute la journée debout, même pour avaler sa gamelle d'eau chaude à midi ! et aucune pose dans le travail, aussi le soir j'ai trouvé mon lit encore meilleur que d'habitude !!

Dans ce camp, le régime alimentaire n'avait pas évolué favorablement ! C'était toujours le litre d'eau chaude à midi et le soir nous touchions une boule de pain pour dix, elle nous était distribuée coupée en dix tranches, mais jamais en parties égales, aussi le chef de chambre procédait à l'égalisation des parts, en retirant aux plus épaisses un petit morceau qu'il ajoutait aux plus fines, après cette égalisation effectuée dans le meilleur esprit, l'on pratiquait le tirage au sort comme à la galette des rois, seulement là il n'y avait pas la fève !! Ensuite, chacun mastiquait lentement et religieusement ce morceau de pain en avalant sa tasse de thé !! Toujours en essayant de finir le dernier pour ne pas avoir la torture de voir un autre manger encore quand sa part était finie ! Cette torture de la faim faisait des ravages dans nos corps mais également dans nos cerveaux, je me souviens certain soir ne pas pouvoir m'endormir malgré la fatigue, tellement je voyais des pains et des fromages défiler devant mes yeux à en avoir l'eau à la bouche, presque comme un fou !!

C'est dans ce premier camp que commencent les fameuses recettes !! L'on parlait que de manger et toujours il y avait quelqu'un qui connaissait une fameuse recette de son pays ! Immédiatement, l'on inscrivait la recette en se promettant bien de l'essayer au retour ! Cela ne faisait que d'accentuer notre faim et d'affaiblir nos forces ! L'on se sentait maigrir de jour en jour... qu'allions nous devenir ?? car à ce régime ça ne peut pas aller loin ??...

 

Brusquement, début juin 1942, le camp se trouve scindé en plusieurs camps... sans crier gare l'ordre est arrivé de préparer ses valises. C'est par baraque que furent désignées les nouvelles destinations et toujours avec notre maigre bagage nous avons été mis en route vers un nouveau camp, personne ne savait où nous allions, notre groupe a été formé par quatre baraques moins dix K.G. pour ne pas dépasser le compte prévu, et crac !! Engel est dans ces dix retenus pour un autre camp !! Je me suis donc retrouvé le seul d'Angers pour ce nouveau camp que nous allions bientôt connaître... nous sommes partis en train et c'est là que nous nous sommes aperçus que nous allions avoir comme commandant de camp... le capitaine Meyer !!! celui qui avait passé à tabac le copain de la gare !! ça promettait d'être gai !!

Descendus à la gare de Schulitz, nous avons continué la route à pieds pour rejoindre le camp, nous avons marché près d'une heure sous un soleil de plomb ; ça nous a paru bien long ! car en plus le sol n'est que sable fin comme de la cendre, si bien qu'à chaque pas le pied s'enfonce et recule, comme dans le désert, ce n'est pas du gâteau !! Enfin après cette heure de marche, nous arrivons en vue du camp... Schulitz...

 

Schulitz en plein milieu des dunes de sable et pas un point d'ombre... il est du même type que Güttowitch, mais beaucoup plus petit, il n'y a que deux ou trois baraques, mais plus longues, c'est-à-dire qu'elles sont jumelées dans le sens de la longueur...

Comme dans le précédent, nous prenons possession de baraques et nous nous retrouvons les mêmes qu'à Güttowitch, nous formons la chambre 4, toujours avec Salobert comme chef de chambre, en plus nous avons un prisonnier de désigné comme chef responsable du camp appelé « Homme de confiance !! » il s'appelle Durand, un sous-officier de la légion étrangère, dit-on ?...

Il a l'air assez bien, personne ne l'a connu avant notre arrivée ici, je le plains car son principal rôle va être de faire la liaison entre le commandant du camp et nous ! Avec ce fameux Meyer sa tâche ne sera pas facile !... Parmi les gardiens, il y a cette fois un interprète nommé Scheaffer, (ou Schieffer ?) c'est surtout lui qui transmettra les ordres, il parle français d'une manière amusante, mais comme toujours il ne faut pas rire quand il s'exprime !!...

L'installation fut vite bâclée, le soir même de notre arrivée, tout était terminé ! Chaque baraque allait former un groupe de travail, ça avait été mené rondement, le soir après la traditionnelle distribution pain et thé, le chef de chambre, Salobert, ainsi que les trois autres chefs de chambre sont rassemblés par l'homme de confiance Durand afin de connaître les ordres de travail... ce fut réjouissant, le capitaine Meyer a fait savoir que nous étions ici pour servir le grand Reich et que nous étions « de la viande perdue pour la France !! » C'était textuellement ce qu'il avait dit, il a ajouté qu'il n'y aurait plus de dimanche de libre car le travail que nous allions faire l'exigeait !! Belles perspectives...

Le lendemain matin au lever du jour, nous voici rassemblés dans la cour pour partir au travail, nous allons connaître le sort qui nous est réservé au chantier, après une bonne heure de marche, en sabots comme toujours, un bon moment dans ces maudites dunes de sables, puis sur la route de Bromberg, car là nous avons vu des pancartes indiquant d'un côté Bromberg et de l'autre Thorn, nous nous sommes enfoncés dans les champs pour arriver le long de la Vistule ! Pour moi, la vue de ce fleuve m'a pincé le coeur, j'ai cru voir subitement la Loire !! Exactement les mêmes rives et les mêmes bancs de sable, tout aussi large et majestueux, j'en étais cependant bien loin !!... La rêverie fut courte, il a été rapidement procédé à la formation de divers groupes d'une vingtaine de K.G., ici, en plus des sentinelles nous avons ces fameux chefs de chantier civil, pour la plupart ce sont des Polonais, pas trop fins dans l'ensemble, car la peur d'être déporté les transforme en brutes au travail...

Dans mon groupe nous avons pour ne pas changer perçu chacun pelle et pioche, comme à Güttowitch, nous avons eu pour mission de travail, creuser le sol et charger des wagonnets ! Mais cette fois une tâche est imposée, douze par jour d'un mètre cube par deux hommes ! Peut-être que pour des hommes en bonne forme cela aurait été chose facile, mais pour nous qui n'avions plus que la peau et les os, cela nous a semblé un calvaire que nous aurions bien du mal à gravir ! d'autant plus qu'après l'hiver terrible que nous venions de traverser, la chaleur est brusquement arrivée... Le soleil est devenu un bourreau de plus pour notre pauvre peau en ce mois de juin.

Il y a plusieurs équipes sur ce chantier, distancées tous les 200 mètres environ, au début tout le monde a fait le même travail, creuser le sol entre 0,50 à 1 mètre de profondeur selon l'emplacement, c'est-à-dire que nous mettions le sol au même niveau partout, ce travail ressemble à une construction de route qui longerait la Vistule, inlassablement nous chargions les wagonnets ! Inlassablement pour nos chefs de chantier qui nous regardent travailler, mais pour nous il n'en est pas de même ! A midi, c'est notre chef cuistot (le gros Sorel) qui nous apporte notre litre d'eau chaude, il s'excuse toujours qu'elle soit si claire, mais il prétend n'avoir qu'un poids limité en légumes et en plus, dit-il, la moitié en est pourrie !! Mais cette excuse n'empêche pas les copains de le considérer comme un privilégié, ils ne cachent pas leurs mécontentements, mais cela n'y change et n'y changera rien, en plus nos gardiens n'aiment pas nous voir râler, même s'ils n'y comprennent rien, ils voient bien que nous ne sommes pas réjouis de notre sort ! ça les excite, aussi les coups de bottes aux fesses arrivent promptement !! En plus, ils nous poussent au travail avec une insolence implacable ! Toujours plus vite et les wagonnets bien remplis !!... Ça devient un enfer !...

Après plusieurs jours de travail, le nombre aidant, la trace de notre passage est visible sur le sol et maintenant une nouvelle équipe est formée pour monter une ligne de chemin de fer, sur le tracé que nous avons fait, ce n'est donc pas une route que nous faisons ?... mais quoi ?... Pour une fois, j'ai eu de la chance car notre équipe a manqué d'être l'équipe de montage des voies ! ça a été celle d'à côté de nous qui a été désignée, ce n'est pas rien que ce travail ! Un vrai travail de bagnards, il faut qu'ils transportent les traverses de chemin de fer qu'à deux hommes et elles sont lourdes !! Les rails, même à dix hommes, c'est épouvantable ! Combien de temps cette équipe va pouvoir tenir ?... Il n'est pas possible d'effectuer ce travail longtemps avec si peu de nourriture...

Avec la faim qui nous tenaille toujours l'estomac, nous sommes sans cesse à l'affût de ce qui peut être mangé... aujourd'hui nous avons fait une trouvaille !! En creusant dans un nouveau champ, nous avons eu la surprise agréable de déterrer des semences de pommes de terre et avec des toutes premières nouvelles aux pieds, grosses comme des billes ! Tout de suite l'idée nous est venue de les manger, c'était une véritable aubaine, mais comment les manger ?? Il n'est pas question de les faire cuire car nous n'avons pas de feu, aussi en attendant l'on en grignote cru ! Ça n'a pas l'air trop mauvais ! ça remplira toujours l'estomac, pense-t-on, plus nourrissant que l'herbe que nous mangeons chaque jour, car ici l'herbe ne manque pas et mélangée à la soupe, ça donne à celle-ci un aspect plus consistant ! C'est le moyen que nous avons trouvé pour améliorer l'ordinaire, cela n'empêche pas de maigrir de jour en jour et d'avoir des étourdissements épouvantables, heureusement qu'il y a les manches d'outils pour nous empêcher de tomber ! Quand le gardien regarde les uns travailler, à l'autre bout du groupe, les autres se cramponnent aux outils enfoncés dans le sol, ça sert de tuteur !!

C'était toujours à partir de dix heures que nous avions ces crampes terribles à l'estomac et qui provoquaient ces étourdissements, avec l'eau chaude du midi elles diminuaient... et malgré tout, le travail progressait !... C'est ce qu'il y avait d'invraisemblable !...

Après quelques jours de progression dans le travail, nous venons de découvrir aujourd'hui une nouvelle nourriture, des grenouilles !!! Alors là, c'est un mets de rois, le travail nous avait amené dans un coin marécageux où ces bestioles pullulaient !... L'on n'a pas cherché à savoir si elles étaient vertes ou grises ! Tout a été bon, surtout que dans la gamelle avec l'eau chaude du midi (dite soupe) elles cuisaient très bien ! mais malheureusement cela n'a duré que deux ou trois jours !...

 

Pour survivre tout est bon, mais c'est surtout l'herbe qui représente l'essentiel de notre supplément et aujourd'hui, par hasard, en rentrant au camp j'ai repéré dans les barbelés une superbe touffe d'herbe, elle ressemble à une grosse scarole, mais comment la prendre ? elle est bien à bout de bras, mais sous les barbelés, j'ai attendu un petit moment autour de la baraque, puis je me suis glissé près des barbelés tout en guettant la sentinelle qui à l'extérieur faisait les cents pas, le moment était venu, elle me tournait le dos, vite je me mets à plat ventre, j'allonge le bras, saisis la touffe et... j'entends :

« was ist das ? » (qu'est-ce que c'est)

Je tourne la tête et l'autre sentinelle à qui je n'avais pas songé était là de l'autre côté des barbelés le fusil braqué sur moi !... Je n'ai rien dit, j'ai reculé doucement et brusquement je me suis relevé et ai disparu derrière la baraque, la peur m'avait donné des jambes, j'ai eu la chance d'avoir à faire à une sentinelle qui avait compris que la touffe d'herbe était la seule chose qui m'intéressait et qu'il ne s'agissait pas d'une tentative d'évasion, sinon elle aurait tiré... j'avais conservé l'herbe et cette fois là elle m'a paru rudement fameuse !!...

Avec l'herbe, après les pommes de terre crues et les grenouilles, ces temps-ci, nous venons d'ajouter une nouvelle manne... du seigle !... Oui, car nous sommes fin juin, début juillet et cette graminée commence à mûrir, aussi à l'aller et au retour du travail, nous faisons nos provisions en longeant les champs de seigle, si bien qu'au bout d'un certain temps, sur les bords des champs, il ne restait que des tiges ! Les épis, nous les avions pris, nous les roulions entre les mains pour en extraire les grains, puis nous les mangions en les croquant ! Puis la récolte est arrivée et notre réserve de vitamines disparut...

Finalement, nous avons su le travail que nous étions en train de faire, après avoir fait sur une assez longue distance le nivellement, sur la ligne de chemin de fer nouvellement montée, derrière nous est arrivé un train tirant une quinzaine de wagons chargés de terre grasse, genre terre glaise, puis déchargés sur chaque côté de la voie, à chaque train une fois celui-ci reparti pour se faire recharger, la voie était soulevée à bras d'hommes et calée par la terre arrivée, ce n'était pas la moindre besogne ! C'est à l'aide de lourds leviers de bois que ce travail s'effectuait (der Baum !) il fallait faire vite car il ne fallait pas que le train attende !

Petit à petit, une ligne prit naissance ! Nous étions en train de construire une digue tout le long de la Vistule entre Steindorf et Bromberg, afin de protéger de l'inondation les terres cultivables, cela représentait au moins cinq kilomètres !! Personne ne crut à cette époque la voir terminée, soit que nous serions tous sous terre, soit que la guerre serait rapidement terminée ! Mais pour cette dernière hypothèse, nous sommes en juillet 1942 et les troupes du Führer sont encore loin en Russie !! Nous ne voyons pas pour demain la chute du régime nazi !... Malgré cela nous conservons le moral en espérant toujours une amélioration de notre sort...

C'est en ce mois de juillet que nos gardiens ont essayé un nouveau moyen pour nous faire travailler plus vite ! Brusquement un beau matin, avec nos sabots, l'on nous a fait retirer nos chemises pour travailler torse nu !! Cela n'a rien changé pour le rendement, mais pour notre peau ce fut la catastrophe ! La plupart d'entre nous sont revenus le soir de cette première journée de soleil le dos tout brûlé et couvert de cloques ! L'on a bien essayé de protester, mais il n'y a rien eu à faire sinon continuer à brûler ! Heureusement, le temps s'est légèrement couvert les jours suivants, si bien que la peau s'est endurcie...

 

Aujourd'hui nous sommes le 14 juillet 1942 ! Quel souvenir, l'anniversaire de la prise de la Bastille, fête nationale, pour nous chaque fête nous rapprochait un peu plus des nôtres et aujourd'hui nous avons le coeur serré car ici pas plus de 14 juillet que les autres jours, comme tous les jours nous voici partant de bonne heure pour la digue tout en traînant nos sabots... Le temps n'est pas clément, il tombe de la mouillasse, cela repose les brûlures du soleil dans notre dos cependant ça n'a rien d'agréable d'être mouillé, car au fur et à mesure que nous approchons du chantier, la pluie se fait plus forte, et nous commençons le travail sous une pluie battante ! Oh, le rendement s'en ressent et les sentinelles, elles non plus, ne semblent pas aimer ce temps !! Aussi vers 10 heures, après s'être concertées, elles décident le retour au camp, nous ne nous le faisons pas dire deux fois !! Les rangs sont vite formés et nous voici sous la pluie sur la route du retour... mais au bout d'une demi-heure de marche nous avons commencé à voir la pluie ralentir d'intensité et petit à petit au fil des minutes elle s'arrêta de tomber !!

En passant la porte d'entrée du camp le capitaine Meyer était là debout regardant tout le troupeau rentrer !! Il n'a pas l'air doux ! Cela n'est pas un bon présage... en effet l'on est vite informé... la soupe immédiatement et retour au travail !! Pour nous dont les forces sont réduites à l'extrême, cette décision ne nous fait pas rire, car refaire deux fois le trajet aller-retour dans une journée est un calvaire, ça représente quatre heures de marche en plus du travail ! Mais le pire nous ne le savions pas encore !!... Aussi dès le bouillon absorbé, nous voici de nouveau en route vers le chantier, et c'est là, à la reprise du travail que nos gardiens nous apprennent qu'il faut rattraper le temps perdu ! Ordre du capitaine Meyer, c'est-à-dire accomplir la tâche journalière en entier avant de revenir au camp !! Ce que la journée fut longue !!

Nous sommes revenus à la nuit, certains groupes sont rentrés très tard dans la nuit, ce qui n'empêcha pas le lendemain matin de repartir au lever du jour... combien de temps un enfer pareil peut-il durer ?... Moi je suis un des premiers arrivés dans cette prison et ça fait déjà six mois pleins de ce régime ! Et je me sens au plus bas, j'ai l'impression depuis quelques jours d'avoir des jambes en plomb, je ne les lève plus je les traîne, et les bras identiques... J'ai dans ma tête comme un brouillard permanent et je sens qu'il va m'arriver comme à quelques uns, qui depuis deux semaines leur est arrivé, au rassemblement du matin un ou deux chaque jour s'écroulent et on les relève dans un état d'asthénie complète, presque fou !... Aussi avant d'en arriver là j'ai pris ma décision, demain c'est la visite du médecin Allemand, un médecin militaire qui passe une fois par semaine, aussi je vais tenter ma chance en me faisant porter malade, ce n'est pas chose facile, car ici c'est toujours le régime marche ou crève... mais depuis une semaine pour arranger les choses il y a des cas de dysenterie parmi nous et le souvenir que j'en ai du camp d'Auvours me l'a fait redouter d'autant plus qu'à l'époque où j'ai mangé des pommes de terre crues j'ai uriné blanc comme du lait !! et depuis je souffre beaucoup du ventre, ça n'a rien d'étonnant avec toutes les saletés que j'ai pu avaler pour survivre...

Nous voici donc fin juillet, le jeudi, jour de visite, le matin j'ai déclaré avoir la dysenterie, aussi je suis inscrit pour la visite... dès neuf heures le toubib est là et le défilé des malades commence, chacun passe à son tour le torse nu devant le médecin expliquant ce qui ne va pas, c'est bien là un triste défilé ! Mon tour arrive, par l'interprète j'explique toute cette misère que je ressens en moi et j'attends... le médecin m'a fait tourner deux ou trois fois devant lui et ne dit rien... j'étais très inquiet, ce silence me pesait lourd, nous étions dans la cour en plein soleil, sous le regard d'aigle du capitaine Meyer qui assistait à la visite...

Puis le médecin prononça « Lazaret » (l'hôpital) je n'y croyais pas, il venait de m'évacuer sur l'hôpital de Thorn !! Personne ne pourra comprendre ce que le mot « Lazaret » résonna en moi, j'avais l'impression que l'on venait de me sauver la vie... puis je retournais à la baraque pour préparer mes maigres affaires car le départ pour l'hôpital était immédiat, nous n'étions que deux sur une vingtaine à bénéficier de cette faveur, mais tous les autres étaient « Indienst » c'est à dire exempts de travail, ils en avaient selon la bonne humeur du médecin pour trois, quatre ou sept jours, ces malades assuraient les pluches aux cuisines, ils pouvaient ainsi bénéficier d'une gamelle de soupe supplémentaire...

Je ne croyais pas encore à ce qui venait de m'arriver ! Il est vrai que j'étais d'une maigreur à faire peur, la chose la plus effroyable à voir, était le jour de la douche !! L'on se voyait nus les uns les autres car elles étaient communes, c'était une grande salle avec une dizaine de pommes de douche, pendant la douche personne n'osait dire à son voisin ce qu'il pensait de son état, j'ai su par la suite, que moi, j'était considéré comme un sac d'os ! Il n'y avait vraiment plus sur moi que la peau et les os, dans le creux des clavicules un oeuf aurait pu facilement s'y nicher ! Enfin, l'espoir renaissait car je partais pour l'hôpital de Thorn, à midi nous sommes partis vers la gare à pieds avec une sentinelle, nous avions le temps car le train n'était qu'à quatorze heures... en sortant du camp nous avons croisé un copain qui faisait du marche-marche, il nous a regardé partir avec l'envie dans le regard, il avait tenté une évasion à midi jour de douche, car ce jour-là nous revenions au camp pour midi, il avait réussi à se glisser sous les barbelés, c'était un véritable exploit, mais hélas pour lui un autre K.G. l'avait vu et avait prévenu l'interprète du camp !! C'était un comble ! Un prisonnier dénonçant un copain qui s'évade !

Dès l'alerte donnée, une partie des gardiens avec l'aide de civils et de chiens se sont mis à la chasse à l'homme, comme de juste il était repris et de retour au camp le lendemain matin, lui aussi avait compris sa douleur pendant le retour, marche-marche tout le long du parcours ! et maintenant il purge sa peine supplémentaire... celui qui l'avait dénoncé, était sans doute tombé un peu plus bas que les autres, nous nous rendions bien compte dans l'état de bête humaine que les Allemands avaient réussi à nous réduire ! Nous étions rendus à tout renier pour un brin de nourriture, nous sentions tellement en nous la mort roder par manque d'alimentation que toute camaraderie qui régnait dans un camp normal, avait disparue ! Elle avait fait place à l'égoïsme le plus profond, rien que pour soi !!...

Celui qui l'avait vendu avait sans doute espéré une reconnaissance de nos gardiens qui l'auraient fait sortir d'où il était, ce n'est pas rien d'en être rendu là !... Cependant, dans notre chambre, la 4, nous étions encore solidaires c'est ce qui nous a permis de tenir le coup, le soutien moral était la seule chose qu'on pouvait partager car pour le reste nous n'avions rien ! Nous en étions toujours à la gamelle d'eau chaude du midi et la tartine de pain le soir, depuis que je suis entré en prison, je n'ai jamais lavé ma gamelle ! Je la grattais au maximum avec la cuillère qui était d'ailleurs toute usée sur un côté, pour finir je passais le doigt sur les parois et je le suçais pour ne rien perdre !! Tout le monde ici en était là !!...

Maintenant pour nous deux, c'est l'espoir d'une bonne soupe et d'un long séjour de repos en perspective qui nous fait marcher, le voyage s'est passé sans incidents, la sentinelle sachant qu'on partait pour l'hôpital ne nous a pas bousculés. Nous avons eu droit à quelques poses en se rendant à la gare de Schulitz, puis nous voici arrivés à Thorn vers quinze heures, mais l'on a mis un bon moment pour rejoindre l'hôpital, car il était assez loin de la gare et en plus il fait très chaud ! Enfin, nous arrivons au but et tout de suite le médecin Français nous a pris en charge, c'était le docteur Levy, la première chose qu'il a dit en me voyant :

« l'on m'envoie là un beau squelette ! »

A la pesée j'accusais quand même 33 kilos ! Moi qui faisais normalement mes 60 kilos je n'en croyais pas mes yeux, 27 kilos de perdu en six mois, ce n'était pas rien...

Cet hôpital n'était pas très grand, nous ne l'imaginions pas ainsi, tout en longueur, à gauche en entrant il y avait un genre de Blockaus dans lequel étaient des malades Anglais, pour la plupart c'était des aviateurs abattus en vol, certains étaient affreusement blessés, c'était pitié à voir ! Nous deux, nous avons été dans la baraque d'isolement en bout de l'hôpital, c'était le coin des Français, j'ai retrouvé dans la chambre deux copains du camp, deux amnésiques, l'un a la mémoire qui commence à lui revenir, mais l'autre est toujours dans les nuages et en plus il a le côté gauche paralysé, devant son cas je m'estime heureux, car je sentais bien en moi, depuis un certain temps ce genre de chose qui se précisait de jour en jour, j'en ai eu une chance d'être hospitalisé !!

En premier lieu, l'on nous a apporté de la soupe, et quelle soupe !! Ce n'était pas l'eau chaude de Schulitz, c'était de la vrai soupe bien épaisse avec de la viande dedans ! Comme elle était à volonté, j'en ai mangé trois gamelles de suite ! J'étais plein à éclater, ce qui ne m'a pas empêché d'avaler après, des biscuits de guerre et une tablette de chocolat ! Après je me suis couché et je n'ai plus bougé, mais dans la nuit et le lendemain, quel ramonage !! Ça partait par tous les bouts ! J'avais trop abusé de la soupe et du chocolat ! Et bien malgré cet état, je mangeais !! Au fur et à mesure que ça partait, j'en remettais !! Evidemment, le médecin nous surveillait et au bout de quelque temps tout est devenu normal, mais comme disait le docteur Levy :

« il est impossible d'arrêter un gars de Graüdenz de manger »

Il était habitué à cela car nous n'étions pas les premiers... chaque matin il y avait la visite du médecin et la distribution de médicaments, après nous étions entièrement libres dans les baraques, je pense que je n'ai jamais été aussi longtemps couché !! J'appréciais ce repos avec un délice sans mesure, chaque jour je sentais mes forces revenir et je reprenais du poids d'une manière assez spectaculaire !!

Cependant, je ne pouvais m'empêcher de penser qu'il faudra bien un jour retourner au camp !! et c'est avec une certaine appréhension que je pensais à ce retour, malgré la promesse que nous avait fait le docteur de nous garder jusqu'à complet rétablissement, nous savions bien que notre séjour à l'hôpital serait de courte durée, car il y avait de temps en temps la contre-visite du médecin Allemand et parait-il qu'il poussait le docteur Levy à nous faire repartir dans nos camps d'origine dès amélioration... J'y suis resté six semaines, j'avais presque repris mon poids normal, par contre le copain amnésique et paralysé avait retrouvé la mémoire mais conservé une jambe morte ! aussi, malgré mon désespoir quand le médecin m'a dit :

« demain retour à Schulitz »

Je me trouvais privilégié à côté de ce pauvre copain qui lui restera, à l'hôpital, mais dans quel état !!

 

C'est début septembre 1942 que je reprenais la route du camp, j'avais fait le plein maximum en tabac et conserves en espérant éviter la fouille au retour... je n'avais eu aucune nouvelle des copains en ces six semaines, j'avais trouvé également curieux de ne pas avoir vu d'autres copains venir me rejoindre, car je savais que d'autres étaient dans un état aussi lamentable que moi, Moureaud entre autres, était au plus bas tant physique que moral, et rien ??...

Ce matin-là donc vers dix heures après la visite j'ai repris la direction du camp la mort dans l'âme ! Après une heure de train, j'ai eu la surprise de prendre à la descente du train, une autre direction que celle prise au départ ?... Après une bonne demi-heure de route, je me suis retrouvé devant un camp que je ne connaissais pas ? Il était situé sur le bord de la route de Thorn à Bromberg, tout en contre bas, ce camp me paraissait beaucoup plus grand que Schlulitz, que s'était-il donc passé ?... Est-ce les mêmes copains ?... C'est la première pensée que j'ai eu en voyant ce nouveau camp... car à l'heure où j'arrivais le camp me semblait vide... puis tout à coup j'ai entrevu Salobert dans la cour centrale !! Lui aussi m'a reconnu et fait un signe de la main, le camp avait donc tout simplement changé de secteur pendant mon séjour à l'hôpital...

Me voilà introduit au bureau d'accueil du camp où ma sentinelle de voyage remet mon dossier de l'hôpital au gardien de service et en même temps arrive l'interprète Schieffer accompagné de Durand l'homme de confiance, un véritable comité d'accueil !! L'interprète a causé avec le gardien puis m'a remis aux mains de Durand pour rejoindre la baraque car j'étais totalement perdu dans ce nouveau camp... L'état de santé de Salobert et Durand m'avait surpris par leur bonne forme, toute proportion gardée avec mon départ à l'hôpital... J'ai également échappé à la fouille ! J'ai eu ce privilège grâce à mon heure d'arrivée, il était environ midi, tous les copains étaient à travailler sur la digue, en plus la majorité des gardiens se trouvait à la soupe et le garde de service était en train de manger, si bien qu'il s'est débarrassé très vite de ma personne, j'ai donc pu ainsi rentrer une bonne réserve de tabac et conserves... toujours ça de pris !!... Puis par Salobert j'ai connu le déroulement des faits depuis mon départ...

 

En premier lieu, début août 1942, quelques jours après mon départ pour l'hôpital, il y eut au camp de Schulitz une visite inattendue, la commission Scapini !! (commission française chargée du contrôle des camps de prisonniers de guerre) ; elle était accompagnée d'un général d'état-major allemand, ce fut la bombe qui pulvérisa le capitaine Meyer !! Bon débarras !!

La commission était venue au nom de la Convention de Genève, c'est à dire de la Croix-Rouge internationale, les plaintes arrivées de toutes parts à notre encontre venaient de porter leurs effets ! Le général Allemand a bien été obligé de reconnaître l'état lamentable où se trouvaient tous les K.G. du camp, de reconnaître que les envois de nourriture Croix-Rouge n'arrivaient pas au camp, aussi il a donné l'ordre express aux responsables du camp d'en assurer la distribution sous forme collective dès son arrivée au camp...

En second lieu (le principal !), dans la semaine qui a suivi la visite de cette commission, le capitaine Meyer était remplacé par un lieutenant d'aviation, qui lui, a immédiatement fait améliorer la soupe, car jusqu'à maintenant c'est toujours là la seule source d'énergie distribuée, aussi tout le stock de légumes pourris a été aussitôt remplacé par des légumes frais, le lieutenant a tenu lui-même à s'assurer de la qualité de la soupe, alors là il n'y a pas eu de tricherie possible et du jour au lendemain, celle-ci est devenue une véritable soupe consistante, parfois même avec de la viande dedans, également la ration de pain était légèrement plus forte, une boule pour six au lieu de dix et agrémentée soit d'un morceau de margarine ou bien d'une rondelle de charcuterie quelconque ; en plus de l'effet physique de cette nourriture devenue acceptable, quoique toujours très insuffisante pour le travail qui était exigé à chacun, il y eut l'effet moral, ne plus se sentir isolé comme perdu dans un désert, savoir qu'il y avait une surveillance au-dessus du commandant du camp, avait eu sur tous un effet salutaire, évidemment par dessus tout, il y avait l'espoir de voir arriver bientôt la nourriture envoyée par la Croix-Rouge et également avoir droit à recevoir des colis individuels des familles qui jusqu'alors n'arrivaient toujours pas jusqu'à nous, l'on parlait d'une possibilité pour Noël 1942... mais sur ce dernier point rien n'était réglé, ce n'était qu'une espérance !... Il faut dire que ces améliorations avaient été également demandées par l'organisation TOD, celle qui commandait les travaux civils en Allemagne et dont la construction de la digue incombait, les chefs de chantiers s'étaient bien vite rendus compte qu'ils n'obtiendraient aucun rendement avec les lamentables loques humaines que nous étions...

C'est vers la fin août 1942 que le transfert du camp avait eu lieu, de Schulitz à Steindorf.

 

 

Salobert me conduisit à ma baraque, j'étais toujours à la chambre 4, les copains s'étaient arrangés pour garder ma place parmi eux, car il faut dire qu'il y avait eu renfort d'effectifs, nous étions maintenant plus de 300 K.G. dans ce camp, il y avait trois baraques de plus qu'à Schulitz.

L'après-midi de ce premier jour en ce camp, je me suis retrouvé avec quelques copains qui restaient au camp en permanence en raison de leurs emplois, il y avait Cussoneau l'infirmier et son aide Emile Garnier, Salobert, lui était devenu l'aide n° 1 de Durand l'homme de confiance, puis secondé par un employé de bureau Barrère, le gros Sorel était toujours le chef cuistot, mais il avait deux aides aux cuisines, deux polonaises du pays !! De ce fait, Sorel était très envié par les autres employés !

Il y avait aussi un tailleur, Hernandez, il avait la charge de mettre des pièces aux gros vêtements que nous portions quand ceux-ci prenaient l'air de partout... j'allais oublier le coiffeur ! Son travail était très simplifié, la seule coupe admise était... la boule à zéro ! Dans la journée, il coiffait les gardiens et le soir il avait une demi baraque à passer à la tondeuse, si bien que de cette façon chacun y passait au moins une fois par quinzaine, également il y avait deux K.G. qui chaque matin dès le réveil allaient aux baraques des gardiens pour leur porter leur café et faire leurs chambres quand ils étaient partis au travail, c'était deux de mes bons copains, André Bourgeois et René Berton, évidemment tout ce groupe était considéré comme un groupe de favorisés, comment éviter cela ? Il était surnommé « La Maffia ».

 

Puis j'ai fait le tour de la chambre en regardant les noms au pied de chaque lit, toujours les mêmes plus Jean Allainmat, il avait remplacé Salobert qui lui était passé à la chambre des responsables du camp, le soir arrivé, ce fut les retrouvailles !! Je faisais l'objet de la curiosité du jour, les questions et réponses allaient bon train, tout le monde était avide de savoir comment ça se passait à l'hôpital, tout en piochant dans le tabac que j'avais rapporté, chacun essayait de m'expliquer ce qu'il s'était passé au camp pendant mes six semaines d'absence, je me suis aussi vite rendu compte que malgré l'amélioration de la nourriture, tous étaient restés bien fragiles ! Ici l'on ne pensait encore qu'à une seule chose... manger !! la faim régnait encore en maîtresse au fond de chaque estomac... Ce soir là tout ce que j'avais apporté de l'hôpital a été vite absorbé !!...

Le lendemain matin l'inévitable est arrivé, rassemblement pour le travail, je me suis mis dans le groupe des disponibles où puisaient les gardiens pour combler le déficit des malades du jour et tout à coup j'ai entendu :

« Ach so ! der Jung noch hier ! komm mit »

(tiens le jeune, de retour ! viens avec moi !)

C'était un gardien qui m'avait reconnu, le jeune Kuhlm, ce n'était pas un cadeau, mais il y avait pire, de ce fait je me suis retrouvé avec ce brave Camédescasse, tout de suite nous avons formé équipe comme par le passé, je m'entendais bien avec lui c'était un brave gars de Grignols près de Bordeaux, l'on pouvait toujours compter sur lui, il était de ceux qui avaient une résistance exceptionnelle, puis j'ai repris le chemin de la digue !

En six semaines, ce n'était pas croyable de voir le travail qui s'était effectué, c'était un travail de fourmis, mais qui portait quand même ses fruits, mon nouveau groupe était chargé de l'étalage de la terre à la sortie des wagons, c'était moins fatiguant que de creuser et charger, mais le train faisait vite son tour l'animal ! Aussi, il fallait faire vite également pour étendre la terre entre deux tours, puis tous les trois ou quatre tours, c'était la corvée du relevage de la voie... avec l'aide du célèbre Baum (l'arbre) c'est à dire un long levier en bois (3 mètres au moins) dont on glissait l'extrémité sous la voie puis l'arbre relevé, l'on glissait un sabot dessous et en le rabattant la voie se soulevait de quelques trente centimètres puis aussitôt le reste du groupe bourrait avec de la terre les traverses, c'était là le plus pénible du travail, surtout avec le chef de chantier que nous avions, c'était un Polonais avide de rendement, toujours :

« Los ! Los ! (allez ! allez !) »

Dès que le train arrivait, il était le premier à se précipiter entre les wagons pour tirer sur les leviers de basculage !! et notre gardien, Külm, reprenait ses slogans pour nous faire activer, accompagnés toujours des mêmes menaces :

« Nicht arbeit, nicht essen ! » (Pas de travail, pas à manger !)

Ils nous tenaient par l'estomac, surtout qu'ils savaient que nous aurions un jour ou l'autre les vivres de la Croix-Rouge, aussi ils nous promettaient de nous les supprimer avant même de les avoir reçus !!

Nous étions déjà en octobre 1942 et chaque jour nous guettions l'entrée du camp, on la distinguait de très loin sur la digue, cela dans l'espoir de voir arriver cette fameuse Croix-Rouge tant attendue, car si la nourriture s'était améliorée ça n'avait fait que stopper la décrépitude, mais tous avaient encore beaucoup à se remplumer et l'on comptait pour cela que sur la Croix-Rouge... puis un jour... début novembre 1942, époque où déjà la terre est blanchie par la neige, devant le camp s'est arrêté un énorme camion avec une immense Croix-Rouge de peinte sur les côtés, visible au moins à 10 lieux !! Alors, sur la digue parmi tous les groupes de travail ce fut le délire, tout le monde avait vu cette immense Croix-Rouge tranchant sur le sol enneigé, l'on s'avait tous ce qu'elle signifiait, elle était enfin là !...

 

Ça faisait onze mois que j'attendais, comme tous, son arrivée, j'avais déjà presque le tiers de ma peine d'effectué, elle était la bienvenue !!... Chacun songeait déjà aux boites de boeuf, biscuit de guerre, chocolat, sardines et autres matières, toutes des plus reconstituantes, que nous espérions bientôt pouvoir se mettre sous la dent... les sentinelles elles aussi avaient vu l'arrivée du camion et l'on sentait bien dans leur regard une certaine rancoeur ! Ce n'était pas le moment de trop manifester sa joie ! Nous étions impatients de savoir ce qui était arrivé, toute la journée s'est passée en commentaires sur cette manne, le soir les groupes n'ont pas traîné pour rentrer au camp, car nous brûlions d'impatience de savoir ce qu'allait nous dire Durand l'homme de confiance sur les procédures de distributions, nous nous doutions bien que ça ne se ferait pas aussi facilement que dans les camps ordinaires... nous avons été un peu déçus à notre arrivée au camp car jusqu'au pain du soir ce fut le silence complet sur cet arrivage ??

Dès le pain distribué c'est Barrère qui a convoqué tous les responsables de chambre auprès de Durand, Allainmat s'est donc rendu au rapport !!...

 

Après presque une heure d'attente il est revenu pour nous faire connaître tout ce que la Croix-Rouge avait envoyé... C'était impressionnant ! Il y avait en quantité très importante tout ce dont nous avions rêvé depuis longtemps !! Mais comme nous le redoutions, le commandant du camp qui n'était là que depuis deux semaines, avait fixé le sens de la distribution d'une manière très spéciale ! Il faut dire que ce capitaine nouvellement arrivé pour commander le camp nous paraissait bien vieux, au moins la cinquantaine, il donnait l'impression d'être sorti d'un musée !! Il n'avait certainement jamais participé à la guerre sous forme de combattant, c'était un rappelé de la dernière réserve, sa principale activité était de fumer son cigare, aussi il avait passé pratiquement ses pouvoirs sur la marche du camp aux deux interprètes, Schieffer et Riper, car avec l'arrivée des renforts en K.G., il était arrivé un deuxième interprète, il parlait parfaitement le français et encore mieux, avec l'accent du midi !! Il avait servi avant la guerre comme garçon de café à Marseille, pendant plus de dix ans à ses dires, puis comme par hasard, il était revenu en Allemagne voir sa famille en été 1939 !! Nous n'étions pas dupes, il faisait parti de cette foule de petits agents secrets Allemands dont la France était envahie avant la guerre, c'était eux qui formaient cette fameuse 5ème colonne ! Enfin, il était un peu tard pour s'en apercevoir !...

Ces deux interprètes aidés par un adjudant grand blessé du front russe à qui il manquait un œil et qui en plus boitait terriblement, menaient le camp. Ce dernier fut tout de suite baptisé par nous « Nenœil ». Ainsi toute cette mafia nazie avait fixé la distribution de la Croix-Rouge de la manière suivante...

Rien que des soupes supplémentaires, aucune distribution individuelle, afin d'éviter de stocker pour s'évader ! Nous avons tout de suite pensé que la soupe à la sardine serait bizarre ! Mais Durand nous fait savoir qu'il fallait se montrer patient et qu'il ferait tout ce qu'il pourrait pour faire améliorer la distribution, mais pour le moment il fallait en passer par le bon vouloir de ces messieurs...

Deux jours plus tard nous avons quand même apprécié notre premier chocolat du matin !... Une pleine gamelle d'une soupe épaisse faite de biscuits de guerre, chocolat, lait en poudre et le tout bien sucré ! Cela nous a paru un vrai délice, cette fois nous sentions bien que nous étions pour le moment sauvés de mourir de faim, ce genre de soupe a d'ailleurs par la suite été renouvelée presque deux fois par semaine, c'était très appréciable, puis au bout d'un certain temps, vers le milieu décembre, un soir nous avons eu la surprise de toucher avec le pain, une boite de sardines pour 4 K.G., ouverte évidemment, c'était quand même mieux que d'en faire la soupe ! Petit à petit, de cette sorte, la Croix-Rouge nous était assez régulièrement distribuée, malgré les menaces de suppressions assez souvent formulées à notre égard, à la moindre bricole sans importance, c'était « Keine Rot-Kreutz » (pas de Croix-Rouge) leurs menaces d'ailleurs depuis longtemps ne nous impressionnaient plus ! Nous sentions nos forces revenir petit à petit et l'espoir de revoir un jour ou l'autre la France et les nôtres était revenu dans nos coeurs, il y avait toujours cependant ce travail très pénible et épuisant, nous rentrions tous les soirs crevés de fatigue traînant nos sabots de bois.

Avec l'hiver cependant, en raison du froid qui paralysait le chantier, nous bénéficions de quelques répit, nous partions cependant tous les jours sur cette digue maudite, mais assez souvent pour faire demi-tour dès que nous arrivions sur nos emplacements de travail, c'était le chef de chantier qui décidait si oui ou non il était possible de travailler !

Ce n'est pas pour autant que nous étions tranquilles en rentrant tôt au camp ! Nous avions droit ces jours là aux longs exercices militaires dans la cour, c'était une corvée d'un autre genre et nous étions obligés d'obéir, c'était toujours sous la surveillance de Nenœil ! qui, avec les deux autres interprètes et la moitié des sentinelles, nous braillaient dessus pendant plusieurs heures !! Entre temps, il y avait également nettoyage des baraques suivi de revue de chambre, en un mot, jamais tranquille, mais c'était toujours mieux que douze heures de pelles et pioches !...

 

Nous sommes en décembre 1942 et le froid est déjà vif, la neige est tombée en abondance et sur la digue tous les chantiers sont ralentis, lorsque le chef des travaux nous garde, nous ne faisons guère que de l'entretien de matériel, et encore, quand la chose est possible...

Cet hiver 1942-1943 s'annonce encore un hiver très froid, cela n'a rien de drôle pour nous... Nous pensons tous évidemment à Noël qui approche et à nos familles qui loin de nous vont passer encore un Noël d'angoisse et de faim aussi, nous savons très bien qu'en France la vie n'est pas rose pour tous avec toutes les restrictions imposées par l'occupant, c'est surtout cela qui nous met parfois en rage ! : c'est de savoir que nos familles vont se priver pour essayer de nous faire passer un Noël moins triste par l'envoi d'un colis et qu'ici rien n'arrive !... ou plutôt, ils arrivent mais sont stockés au camp ! Pourtant, il y a deux mois, l'on nous avait fait miroiter la distribution de ces colis pour Noël ?!... mais il semble bien que c'était la carotte pour faire avancer l'âne !...

Le commandant du camp nous a fait savoir que pour le jour de Noël un prêtre catholique viendrait dire une messe au camp, elle sera célébrée dans la baraque des employés qui sera aménagée à cet effet... Durand a eu l'idée, sachant que cette salle serait libre toute la journée, d'en profiter pour essayer de distraire un peu les copains par un court spectacle ?! Chose pas facile dans l'état de fatigue où nous sommes en permanence, cependant il est venu me demander si je voulais tenir un rôle dans une petite pièce de théâtre écrite par un copain du camp... Da Silva. Très courte pièce, me dit-il, pour enlever le cafard aux copains... je n'ai pas pu refuser...

Le soir après le travail, nous nous réunissions quelques copains pour préparer cette séance, elle sera assurée par quelques chanteurs et conteurs d'histoires, puis pour finir la petite pièce de théâtre, l'affaire était très osée ! Il fallait obligatoirement mettre les deux interprètes Allemands dans le coup, car ils circulaient presque en permanence dans le camp ! En plus, il fallait être au courant de ce qu'il allait se passer du côté de nos gardiens ?... L'affaire semblait possible, car le jour de Noël la garde serait réduite, certains pouvant bénéficier de permissions, les autres gardiens vont fêter Noël dans la nuit, si bien que le jour de Noël, ils ne seront pas curieux de nous... du moins, espérons-le...

 

Nous étions le 20 décembre et tout était prêt, quand ce soir là, tout à coup Allainmat le chef de chambre revient de chez Durand avec une liste de quelques copains pour... aller à la baraque des employés assister à l'ouverture d'un colis familial !! Nous en étions abasourdis ! Le commandant du camp venait de décider d'ouvrir quelques colis envoyés par les familles !! C'était un événement de taille, une première !...

Il y en avait peu, car beaucoup d'entre nous avaient demandé d'interrompre l'expédition de colis, ceux-ci ne nous étant pas distribués, ce n'était que depuis le jour où le commandant du camp avait parlé d'accepter de les distribuer que certain avaient demandé à leur famille un colis... comment cela allait-il se passer ?...

Patureau qui était parmi les trois heureux bénéficiaires de la chambre 4 est revenu le premier... dans une rage folle !! De son colis, il ne rapportait que quelques biscuits bruns et quand même un paquet de tabac !! Il avait vu défiler sous son nez, conserves, pain d'épice, et tout autres choses et... le tout pour les cuisines !!

« In Kollektiv » (en collectivité), disait le commandant du camp en mâchonnant son cigare !

Filoche et Moureaud, les deux autres en étaient au même point !! Ils avaient l'impression d'avoir été dépouillés de leur bien... les maigres choses qu'ils avaient eus, c'était grâce à Schieffer, l'interprète, qui assistait au déballage et qui en douce les avaient glissées dans leurs coiffures, pour clôturer la vexation, ils durent signer la réception de leurs colis !!

Ce mode de distribution avait jeté la désolation une fois de plus dans le camp, pour calmer les esprits, Durand nous a promis qu'aux prochaines distributions, il s'arrangerait avec l'interprète pour essayer d'en obtenir plus, car pendant le déballage il avait remarqué que le commandant du camp marchait de long en large sans faire trop attention aux marchandises, si bien qu'il lui semblait pouvoir faire mieux aux prochaines distributions, en tout cas pour ce Noël, c'était plutôt la consternation...

 

Nous voici arrivé au 25 décembre 1942, c'est Noël ! Pour marquer l'événement nous avons eu par exception : six gros biscuits de guerre et une tasse de Nescafé, mais comme personne ne connaissait l'emploi de cette poudre de café, les quantités n'ont pas été respectées, les doses furent au moins doublées !! C'était du super café ! Ha ! quel café, il nous a donné du nerf pour la journée, nous avons également perçu trois cigarettes chacun... puis à dix heures, il y eut la messe, une bonne moitié du camp y assistait, c'est à la fin de celle-ci que fut annoncée la séance de l'après-midi... après le repas (une soupe améliorée) la salle fut prise d'assaut, affluence plus grande qu'à la messe !!...

Il y eut au début les chanteurs, nous y avons découvert un chansonnier de Paris ! Pierre Jarjaille, il en avait jamais parlé dans son environnement, ce fut une grande surprise, il a bien amusé les copains avec ses chansons, en particulier « il faut repeindre les décors - Manions la pelle et la pioche - Nous v'nons d'marier la benoite » ses chansons étaient très subtiles, tous en ont conservé un excellent souvenir, il y avait plusieurs Marseillais qui avec leur accent ont su amuser la foule, puis arriva le tour de la pièce de théâtre, elle était toute simple « c'était le retour d'un prisonnier chez lui, sans avoir pu avertir sa femme de son retour » le rôle du prisonnier était tenu par Jardonnet et celui de la femme... par moi !!! Le scénario était simple, après l'accueil chaleureux de celle-ci il y avait l'inévitable arrivée inopinée du petit copain qui avait pris sa place pendant son absence, alors disputes, explications, puis pardon comme de juste...

J'étais maquillé en femme ce qui a fait sensation dans l'assistance !! J'avais fabriqué des faux seins avec des boules de papier accrochées à la peau avec du sparadrap de l'infirmerie et tout en jouant il y en a un qui s'est décroché ! si bien que j'ai fini la pièce avec mon bras replié sous la poitrine pour l'empêcher de descendre trop bas !!... Le coiffeur avec de la ficelle m'avait confectionné une perruque, comme robe c'était un tablier de cuistot bien enroulé, le tout était fragile tout comme les décors qui étaient en papier, aussi j'ai joué cette courte pièce sans trop me trémousser !! Enfin, tout le monde était enchanté et nous aussi, surtout d'avoir pu procurer aux copains un moment d'oubli de la situation où nous étions...

L'hiver 42-43 s'annonçait lui aussi bien froid ! Sur la digue il n'y faisait pas bon, malgré ses moins 20 degrés ou moins 25 en permanence, s'il ne neige pas trop fort nous avons droit au travail ! Ce n'est pas le rendement qui compte c'est plutôt notre présence au chantier qui a l'air de plaire au commandant du camp, il n'est plus question de remplir douze wagonnets par jour ! Les sentinelles, elles n'ont plus, n'ont pas trop d'ardeur, elle sont comme nous frigorifiées, aussi il y a toujours un K.G. de service pour l'entretien d'un feu qui sert à réchauffer le gardien, selon les gardiens l'on a parfois l'autorisation de s'y réchauffer quelques instants, c'est très appréciable mais également très rare !... Nous sommes tous affectés au même travail car avec ce froid il est impossible de creuser la terre, aussi nous étions tous au déversement de la terre des trains, mais elle était toute collée sur les parois et il fallait cogner dur sur les wagons pour la sortir !! Soulever la voie n'était pas un petit boulot ! et malgré le ralenti, chaque jour apportait sa rude dose de travail...

 

Le temps passe, ça fait déjà une année passée que je suis dans cette prison et ses camps annexes !!! Janvier, février et mars 1943 furent des mois épouvantables par le froid, cet hiver-ci est aussi froid que celui de 41-42, aussi il arrive souvent que des corvées soient retenues au camp pour des travaux intérieurs car il neige assez souvent et il faut la déblayer des allées de la cour, il y a aussi la corvée du nettoyage des légumes au silo, le froid intense les fait pourrir rapidement, de ce fait l'on passe parfois des journées entières à trier et à sortir les pommes de terre, carottes... etc qui sont abîmées, l'on en profite pour grignoter des carottes crues, car malgré l'amélioration de la nourriture l'on a toujours faim !! alors l'on se confectionne ces jours là des casse-croûtes lapin... ça consiste en deux rondelles de rutabaga avec une carotte au milieu... ça semble très bon !!...

Il n'y a pas que de bonnes corvées, il y a aussi les mauvaises, celle du charbon entre autres ! Le charbon pour nos gardiens évidemment, il arrive par chariot, l'on remplit des sacs et à dos d'hommes, il faut les porter dans les chambres et bureaux, par ce temps froid c'est une corvée assez souvent revenue !... C'est dans une de ces corvées que j'ai eu un jour un accident, ce jour là, j'étais à faire ce travail mais avec un très mauvais gardien, il nous faisait remplir les sacs à ras bord !! Si bien qu'ils étaient beaucoup trop lourds pour nos pauvres forces ! Au second tour j'ai plié sous le poids du sac dans le milieu de l'escalier du bureau !!! J'ai dégringolé tout au bas des marches !! et le sac, au trois quarts vide heureusement, m'est arrivé dessus !! Je n'ai pas pu me relever, j'avais les deux chevilles avec des entorses, et le dos en compote !

Je me suis retrouvé à l'infirmerie pour deux semaines, pour tout remède, il n'y avait que le repos et des massages, mais comme les médicaments étaient rares, les massages l'étaient également, enfin après deux semaines de repos j'ai repris le travail, hélas !... J'ai souffert très longtemps encore après ma chute, du dos et des chevilles, surtout avec le froid et les sabots de bois...

Cet hiver là nous avons eu droit à une désinfection en règle car les poux avaient fait leur apparition, les Allemands ayant une sale frousse du typhus apporté par ces bestioles qu'elle fut rapidement organisée ; dans la baraque des employés il a été installé un appareil de désinfection, l'on s'est mis entièrement nu puis dans ce peu d'appareil, nous avons porté nos vêtements et paquetages à la baraque de désinfection, puis nous sommes revenus aux douches ; pendant le temps des douches, les vêtements étaient passés à l'étuve, alors une deuxième fois nous sommes retournés chercher nos vêtements et revenus à la baraque, tout ça sous une température de moins 25 !! L'on devait avoir la peau dure car personne n'a eu de congestion pulmonaire !!...

En écrivant cela, je pense tout à coup au copain Soumaire, lui a eu une pneumonie, c'est peut-être la cause de cette fameuse journée de désinfection, après plusieurs jours de forte fièvre, le médecin l'a évacué sur Thorn et le pauvre vieux a été transporté en chariot jusqu'à la gare, il n'a pas dû avoir chaud !! Nous ne l'avons pas revu...

Il y eut comme à chaque cas des bobards contradictoires, un jour le bruit courait qu'il était mort, puis un autre jour qu'il était rapatrié sanitaire (heureusement pour lui, c'est cette dernière version qui a été la bonne, je l'ai su que très longtemps après mon retour de captivité)...

Le froid de cet hiver persista, jusqu'à fin avril 1943, la neige est restée sur le sol, ce n'est qu'en mai, et rapidement, que le temps est passé du froid au chaud, mais également le travail est passé à la cadence rapide !... C'était à nouveau devenu très pénible, d'autant plus que les réserves de la Croix-Rouge étaient arrivées à leur fin ! Si bien qu'en plus du travail épuisant, il y avait à nouveau cette faim atroce qui nous torturait, parfois cependant, il y avait distribution des colis familiaux, mais c'était toujours un problème, les Allemands avaient le chic pour nous torturer mentalement, à certaines distributions l'on ramenait presque tout, mais pas tout, c'était à la tête du K.G.  !! Et à d'autres distributions, la totalité des colis passait aux cuisines !!! Moralement, à chaque distribution, c'était un cauchemar pour ceux qui avaient la chance (si l'on peut dire) d'avoir un colis... l'on s'était, par la force des choses, fait quand même une certaine philosophie !! Si ça passe aux cuisines, ça profitera à tous !! L'on craignait quand même la mainmise par les Allemands sur une bonne partie des marchandises, ce qui devait sûrement arriver...

Notre chef de chantier Polonais était encore devenu plus virulent que l'année dernière !! A chaque voyage du train il se précipite sur les manettes de basculage et il n'arrête pas de courir d'un wagon à l'autre en criant des :

« Los ! Los ! und schnell ! » (allez, allez et vite !)...

 

Puis un jour, pendant ses précipitations, nous l'avons entendu pousser un hurlement, mais de douleur cette fois, cela venait d'entre deux wagons ?... Nous avons tous accouru pour voir ce qui se passait, et nous l'avons découvert suspendu le long d'un wagon rabattu, le bras coincé entre la manette et la paroi !!... Il a fallu pour le dégager, relever la wagon et de ce fait le bras est repassé une deuxième fois dans cette tenaille !! Il a bien fallu qu'il y passe ! Il avait tout le biceps du bras arraché et en bouillie !! Ce n'était pas beau à voir, mais au fond de nous-mêmes, personne ne l'a plaint !! puis l'ambulance est arrivée et il est parti sur l'hôpital... Bon voyage et bon débarras !!...

En cette année 1943, les Allemands commençaient à devenir « pisse-vinaigre », nous n'avions pas intérêt à trop avoir l'air de les narguer surtout quand les nouvelles du front russe n'étaient pas à leur avantage, cela les irritait d'autant plus qu'ils apprenaient ces mauvaises nouvelles toujours par des nouveaux gardiens qui revenaient éclopés du front russe, ceux qui étaient depuis un certain temps à nous garder, craignaient de retourner au front et faisaient du zèle, espérant ainsi se faire passer pour indispensables !!... C'était toujours à notre détriment, « Arbeiten - arbeiten » (travailler - travailler)...

Un certain jour de mai 43 (jour de mauvaises nouvelles certainement) dans le champ en contrebas de la digue, les premiers pissenlits avaient fait leur apparition et nous en ramassions pour améliorer le menu, certes ils n'étaient pas à la vinaigrette mais cette salade nous paraissait comme un légume printanier et surtout nous faisait rêver un peu plus à la France où beaucoup d'entre nous se voyaient en train d'en ramasser !!... Or ce jour-là, c'est encore sur ce pauvre Roger Patureau que la malchance s'est acharnée, il était en train de cueillir en douce quelques-unes de ces salades quand Nenœil (l'adjudant du camp) lui tomba sur le dos par derrière, personne ne l'avait vu arriver ; en hurlant, il lui demanda :

« Was machst du ? » (que fais-tu ?)

et mon Roger lui expliqua que c'était pour manger, alors fou de rage, il sortit son revolver et en le menaçant, l'obligea à se mettre à quatre pattes et à brouter l'herbe !!

« Wie ëine Kuh » (comme une vache) hurlait-il !!

Personne ne bronchait, ce n'était pas le moment, tout le monde travaillait sans regarder, l'on sentait très bien qu'il avait une envie folle de tirer sur Patureau... Enfin, après un certain temps, il lui dit :

« Arbeit » (au travail).

Il ne se l'est pas fait dire deux fois, mais dès que Nenœil eut disparu, il se mit à pleurer de rage ! Mais quoi y faire ?... Rien, sinon travailler... Il faut ajouter que le gardien lui aussi avait passé un sale moment par l'adjudant !! Et il n'était pas doux !! Ce fut encore une journée à marquer d'une croix blanche !!...

 

C'est en cet été 1943 très pénible que quelques copains se sont mutilés volontairement pour pouvoir fuir cet enfer et aller à l'hôpital de Thorn, un de la chambrée qui travaillait au groupe des fascines, s'est donné un coup de serpe sur le doigt, résultat, trois doigts de moins !! Il fallait le faire !!...

J'ai un jour empêché mon copain Moureaud de faire une bêtise de ce genre... Le train arrivait avec son chargement de terre et nous étions légèrement en retrait pour le laisser passer, quand tout à coup je l'ai aperçu allongeant la jambe pour poser le pied sur le rail !! En un clin d'œil, je l'ai saisi par l'arrière de son ceinturon et je l'ai tiré sur moi !! Il était temps, le train était à notre hauteur !! Sur le coup, il n'a pas paru très satisfait !! Mais un moment après, il m'a remercié, il fallait être bien bas pour en arriver là !!...

 

Il n'y avait pas évidemment que des accidents volontaires, c'était quand même très rare, il y en avait assez occasionnés très souvent par la fatigue, ce fut le cas pour un autre copain, il était avec nous au déchargement des wagons de terre, ces wagons avaient la possibilité de se déverser soit à gauche ou soit à droite selon les besoins, une fois vidés ; l'on redressait ceux-ci à bras, cette fois là, une partie de la rame avait été vidée à gauche et l'autre à droite, si bien qu'il y avait la moitié du groupe répartie des deux côtés de la voie... Quand on redressait son wagon il fallait rapidement avec la pelle pousser le crochet fixé à la base du châssis pour l'arrêter à sa position verticale, sinon il se retournait de l'autre côté emporté par l'élan ; ce jour-là le K.G. qui redressa son wagon ne poussa pas assez vite le crochet, qui d'ailleurs était toujours très dur, et le wagon vira de bord, en temps normal cela n'aurait rien été, mais cette fois-là le hasard voulut qu'un copain était de l'autre côté, la benne dans son mouvement l'attrapa par la tête et la lui coinça violemment le long du châssis !!

Sur le coup, tout le monde crut qu'il était tué !! Il fut vite dégagé et transporté à Thorn, il n'avait pas encore repris ses sens à son départ, tout le monde pensait à une fracture du crâne... après plusieurs mois, il réapparut au camp !! L'accident s'était soldé par la mâchoire fracassée !! Ce n'était pas rien, mais à l'hôpital il avait eu à faire à un maître chirurgien qui lui avait refait entièrement la mâchoire !! Il portait cependant un appareil qui l'aidait à serrer les dents car il ne le pouvait pas naturellement, le chirurgien lui avait garanti que cette fonction reviendrait petit à petit avec le temps... Ce fut un des accidents les plus graves sur la digue de Steindorf, sinon les coups de pioches ou de pelles occasionnant des blessures aux pieds ou aux mains ne se comptaient plus, là où il y avait le plus de blessés, c'était dans l'équipe des voies... les doigts étaient mis à rude épreuve !!...

 

L'été 1943 n'avait pas failli à la tradition, il fut très chaud, mais nous commencions à être acclimatés ! sauf pour l'estomac qui lui criait toujours famine !! Aussi, avec septembre arrivèrent les premières pommes de terre !! Dans les champs au pied de la digue, les ramasseurs Polonais nous laissaient en chaparder quand l'occasion se présentait, nous avions trouvé un truc infaillible pour les faire cuire !... Il y avait toujours un copain qui par son travail se trouvait près de la réserve, de ce fait il était chargé de les ramasser le plus subrepticement possible, puis un autre K.G. à l'aide d'un fil de fer en faisait un chapelet et quand le train arrivait, vite (quand c'était possible) il enfilait ce fameux chapelet de pommes de terre dans la cheminée de la locomotive, au tour suivant, nous les récupérions, elles étaient cuites à point ! Avec beaucoup de fumée dessus, mais cela était sans importance, parfois aussi l'on ne retrouvait rien ou seulement le tout carbonisé !! Mais en général c'était d'un bon rapport !! Il faut dire aussi que ça dépendait surtout du mécanicien car il ne pouvait pas ne pas le voir !! Il fallait tomber sur un bon Polonais, heureusement il y en avait plus de bons que de mauvais...

Après l'accident de notre chef de chantier avec son bras arraché, il fut remplacé par un autre Polonais, mais c'était le jour et la nuit, il a été un des meilleurs que nous ayons eus ! Il fermait les yeux sur tout ce qu'il voyait d'illégal, il informait même des nouvelles du front russe ! Surtout quand c'était au détriment des Allemands, il se prénommait Nikolas ! Sans être saint Nicolas, il en avait quand même sa bonté...

 

En prévision de l'hiver, nous faisions aussi nos provisions clandestines de charbon ! Chaque jour où c'était possible (car le mécanicien de la loco n'était pas toujours d'accord !! l'on dérobait sur le rebord de la locomotive quelques briquettes de charbon qu'on ramenait au camp, puis elles étaient cachées sous le parquet en prévision de l'hiver, cependant il fallait les passer à la fouille en rentrant au camp, car les bonnes habitudes de la prison n'étaient pas abandonnées ! Mais là aussi nous avions trouvé une combine ! Elles entraient juste dans la gamelle !! Alors on posait tout bêtement la gamelle par terre au moment de la fouille et ainsi dans notre groupe, l'on arrivait à rentrer 5 ou 6 briquettes par jour !! En plus du bois qui lui était autorisé à rentrer par petits fagots.

 

Un autre jour, ce fut le coup le plus fort que j'ai vu, parmi nous il y avait un condamné pour braconnage, Chaussadas, il avait remarqué du côté Vistule de la digue, des passages de gibiers, ainsi par nature, il était tenté d'essayer sa chance !!... Le plus dur a été de trouver le matériel pour fabriquer ses collets, mais par l'équipe chargée de la confection des fascines nous avons pu avoir le principal, du fil de fer assez souple, ce n'est que quelques jours plus tard que la pose fut possible, c'est-à-dire le jour où le gardien n'était pas un des plus vigilants car il arrivait très souvent d'en changer... Ce jour-là donc il réussit à la barbe du gardien à poser plusieurs collets, le résultat ne fut pas long à se faire attendre, deux jours après il découvrit dans l'un d'entre eux un superbe lièvre asphyxié ! C'était la joie !...

Mais comment le rentrer au camp ? C'est à midi pendant que le gardien mangeait sa soupe, qu'il détailla l'animal avec une serpe de travail en autant de morceaux que nous étions, afin que chacun d'entre nous puisse en camoufler une part dans un fagot de bois que nous rentrions le soir ; ce jour-là ce fut un mets de roi qui accompagna la traditionnelle tartine de pain... Heureusement que la supercherie ne fut pas découverte à la fouille !!...

Nous en étions tous évidemment à haïr les Allemands, et parmi nous il y en avait un nommé Belin qui possédait un tempérament encore plus irascible à leur encontre, aussi très souvent il se trouvait en chambre cellulaire, c'était toujours pour le même motif « n'avoir pas obéi promptement aux ordres donnés » c'était leur perpétuel refrain pour punir un K.G. ; aussi à force d'asticoter les gardiens, c'est Nenœil qui se chargea personnellement de lui, le pauvre !! Il en a vu de toutes les couleurs, en marche-marche et en suppression de soupe !!

 

Un jour, en raison d'une pluie persistante, nous étions restés au camp, aussi pour passer le temps, Nenœil nous rassembla tous dans la cour vers 10 heures, l'on pensait avoir droit à une inspection ou une fouille dans les baraques, ce n'était pas cela... Mon Belin était en cellule ce jour-là, aussi dès le rassemblement terminé au carré, il le fit sortir de la cellule et devant nous tous pendant une bonne heure il le fit ramper dans la boue !! Quand il lui semblait qu'il voulait éviter une trouée de boue, il le poussait du pied pour qu'il soit bien à plat ventre dedans, puis il lui montait sur le dos pour bien l'aplatir !! Nous, nous étions tous au garde à vous, obligés d'assister à ce spectacle sans broncher, les sentinelles étaient derrière nous l'arme sous le bras !! Nous sentions bien qu'il n'était pas prudent de bouger !!

Cela a duré jusqu'à épuisement, il a fini par s'évanouir, à ce moment là deux gardiens l'ont saisi par les bras et l'ont traîné jusqu'à la cellule où il l'ont balancé comme un paquet de linge sale ! Après, ce fut notre tour de faire des exercices militaires qui se sont terminés par une séance de marche-marche, nous avons regagné nos baraques dans un triste état !! Cette journée s'est passée en octobre 1943, c'était sans doute le résultat encore une fois d'une mauvaise nouvelle du front russe ! Nous étions toujours le sujet idéal sur qui Nenœil déchargeait ses accus ! Ce n'était jamais drôle.

Novembre 1943 est là, 21 mois de prison de faits, encore 15 mois à tirer, ce que c'est long !!... Déjà la neige est apparue et de nouveau le froid arrive, encore un hiver à passer dans cet enfer de froid !! Quand un beau matin au rassemblement, l'interprète demande s'il y avait parmi nous des K.G. sachant faire des paniers en osier... Camédescasse leva le bras, en le voyant faire je l'imitai, sans savoir cependant en faire et surtout pourquoi faire ?... Tout de suite, l'interprète nous retira des rangs et les copains partirent sur la digue...

Ce fut Salobert qui nous expliqua ce que nous devions faire, nous étions affectés à la fabrication de paniers en osier pour les cuisines et assurer les corvées du camp, linge, bois, charbon etc... nous nous sommes retrouvés dans une chambre de la baraque des employés, avec un stock d'osier fraîchement ramassé sur les bords de la Vistule, tout de suite nous nous sommes mis au travail, évidemment Camé me montra comment s'y prendre et en peu de temps le métier était rentré dans la tête et les mains ! Pour l'hiver qui commençait nous étions en partie garantis du froid et de la neige extérieure !...

La chance pour une fois nous avait fait risette !!... Par la suite notre activité s'est agrandie, en plus des paniers d'osier, nous avons fabriqué des bottes en paille tressée, destinées aux sentinelles de garde de nuit, ce fut assez long à réaliser, mais pour conserver notre planque nous nous sommes distingués, cela nous amusait même de voir le soir les gardiens chaussés de ces fameuses bottes ! Ça leur faisait de vraies pattes d'éléphant !!... Car évidemment elles étaient enfilées par dessus leurs bottes de cuir... nous avons également fabriqué des bordures d'allées en osier afin de délimiter les allées du camp dans la neige, car il y en avait tellement qu'on n'arrivait pas à les voir !!... Souvent l'après-midi nous avions l'aide de Dédé Bourgeois, c'était l'un des « Putseurs » (nettoyeurs) qui aimait bien notre compagnie, en plus il était très adroit, à nous trois nous formions une bonne équipe...

Puis un autre Noël arriva !! Noël 1943, il y avait eu peu de temps avant, un deuxième arrivage de la Croix-Rouge, beaucoup moins important que le premier, mais suffisant pour pouvoir se retaper une seconde fois et faire passer un Noël pas trop maussade, d'autant plus que pour une fois, le commandant du camp avait fait faire une large distribution des colis familiaux, exceptionnellement, il avait presque tout laissé distribuer aux intéressés, j'étais parmi l'un de ces heureux bénéficiaires, j'avais reçu un superbe colis du comité d'aide aux prisonniers de guerre de Seiches, pour Noël ils avaient bien fait les choses, aussi ce Noël 1943 ne s'annonçait pas trop mal, beaucoup d'entre nous avaient ressenti dans leurs colis la tendresse des leurs, c'était un grand réconfort moral...

Comme l'année dernière, un court spectacle était en préparation mais cette fois le commandant du camp en avait été informé et avait donné l'autorisation de le faire, mais après avoir eu connaissance du programme projeté, afin de connaître exactement ce que nous allions présenter aux copains... ce fut à peu près le même type de spectacle qu'en 1942, amélioré de quelques chanteurs nouveaux dont Godicheau, qui chantait du Trénet d'une manière très agréable, deux pièces étaient en préparation « L'école des contribuables » et « Dédé », cette fois l'organisation était plus fignolée, Allainmat en assurait la mise en scène et aidé de Voileau, le peintre, ils ont créé un super décor en carton...

Le 25 décembre est arrivé et pendant deux heures, nous avons encore une fois fait oublier aux copains, pelles, pioches, et la digue, ce fut un véritable succès, les pièces furent jouées sur un fond de scène représentant la butte Montmartre avec un moulin qui donnait l'impression de tourner grâce à un système d'éclairage monté par Allainmat, dès le lever de rideau ce fut un délire !!... Et ce fut deux bonnes heures d'oubli avec beaucoup de rêve et d'illusion mais après la fête adieu le Saint ! Dès le lendemain, il a fallu reprendre le chemin de la digue...

Janvier, février et mars 1944 furent encore des mois d'un froid intense, le thermomètre se stabilisait toujours entre - 20°C et - 25°C. Malgré cela, les copains partaient presque chaque jour sur la digue pour bricoler, plus que pour travailler car avec un froid pareil, il n'était pas possible de travailler la terre...

Nous deux les fabricants de paniers, nous allions de temps en temps avec les autres copains sur la digue, c'était quand il y avait trop de K.G. malades, que ces messieurs piochaient dans le groupe des employés du camp pour combler les manques, mais c'était quand même pas trop souvent revenu, c'était souvent le jour de la visite du médecin Allemand qui venait une fois par semaine. Ce jour-là, beaucoup essayaient de se faire exempter de service, mais le médecin n'était pas doux, il y en avait peu de reconnu malade ! Alors les jours suivants, les rangs des travailleurs se trouvaient regarnis ! Les jours où nous retournions sur la digue nous faisaient apprécier ceux où nous restions au camp avec nos tas d'osier et de paille !...

Il est arrivé à un certain moment de l'hiver où malgré le froid, les chefs de chantiers civils ont essayé de faire poser les voies de chemin de fer sur la partie extrême de la digue qui commençait à arriver à son extrémité !! Mais au déchargement des rails, les copains avaient vite trouvé la combine pour les faire tomber au sol en porte-à-faux ! Si bien qu'elles se brisaient comme du verre !! C'était le froid qui en était la cause, aussi ce travail a été vite interrompu ! et ce à la grande joie de tous !...

Les copains ramenaient surtout du bois pour se chauffer le soir dans les baraques car avec de si basses températures il fallait en mettre dans le foyer pour arriver à réchauffer un peu les baraques ! Heureusement qu'il y avait la provision de briquettes de charbon glanées tout le long de l'été... et une nuit... la baraque face à la nôtre a eu un soir la malencontreuse idée de charger un peu trop le foyer du poêle en briquettes, si bien que vers minuit le gardien de service qui circulait entre les baraques aperçut à travers les fentes une lueur rouge très vive !! C'était la plaque en fer qui servait de fermeture qui avait rougi à plein, elle éclairait toute la chambre ! La sentinelle a cru à un début d'incendie et comme il avait les clés des baraques, l'ouvrit en vitesse et se trouva face à cette porte du foyer toute rouge !! lui aussi se fâcha tout rouge !! Car il était surtout furieux de voir les K.G. bien au chaud dans la chambre pendant que lui était au froid à l'extérieur, il est inutile de dire que personne ne bougea quoique réveillé par les braillements du gardien qui, lui, ne trouva pas mieux que d'ouvrir le foyer, de saisir le seau d'eau à incendie qui se trouvait dans l'entrée de la chambre et en balança le contenu dans le foyer !! catastrophe ! Il reçut en pleine face le retour des cendres et de vapeur !! Sa colère redoubla et fit sortir promptement toute la chambrée qui pendant une heure, en liquette fit du marche-marche sur la neige glacée !! Nous avions bien entendu des bruits mais ce n'est que le lendemain que nous avons su l'histoire, à la suite de ça, nous avons eu droit à une fouille maison afin de trouver le charbon...

Ils en trouvèrent très peu, comme de bien entendu ! Le chef de la chambrée a été embêté comme de juste, il a affirmé que le charbon avait été ramené du chantier la veille seulement, dans le coup ce sont les gardiens qui ramassèrent un savon par Nenœil pour ne pas avoir fouillé les K.G. au retour du travail, inutile de dire dans quel état d'esprit ils étaient les jours suivants !! Par prudence, dans la semaine qui suivit, personne n'osa essayer de rentrer du charbon !!

D'ailleurs l'hiver, il y en avait très peu, la locomotive ne venant pas tous les jours faute de pouvoir travailler en raison du froid, l'affaire en était restée là, mais tout le camp, pendant la fouille générale qui avait suivit l'histoire, avait quand même bénéficié d'une séance d'exercices militaires entrecoupés de marche-marche, cette fouille avait été une des plus longues, toutes les chambres avaient été retournées, à notre retour, literies et paquetages gisaient pêle-mêle au milieu des chambres, puis il a fallu faire vite pour remettre en place car la revue de chambre a été vite arrivée elle aussi !!...

Enfin l'hiver tirait à sa fin !! avec avril 1944 le travail reprenait sa dure activité et le service des paniers fut supprimé !! Il fallut donc reprendre le chemin de la digue tous les jours !! Jour après jour, elle avait pris forme, et déjà l'équipe de tête était arrivée à son extrémité, nous n'avions mis que deux années pour en arriver à bout !... Depuis un moment, je me trouvais dans l'équipe de finitions, l'on procédait à égaliser son sommet, le plus gros était fait à l'aide de la charrue, c'était nous qui l'avions dénommée ainsi, c'était deux grands socs qui se rabattaient pour égaliser le gros de la terre...

 

Cet appareil faillit un jour me tuer...

Il était sur la voie et il fallait le déplacer à bras, pour une raison quelconque, ce jour-là, il ne voulait démarrer malgré nos efforts, alors le gardien me dit de prendre la barre à mine pour faire levier sous la roue, c'est ce que je fis, mais au moment où elle démarra, ma barre à mine glissa contre une traverse et l'autre extrémité était à la hauteur de ma poitrine et dans mon dos le grand soc m'écrasait contre sa pointe !!

 

J'ai hurlé :

« Arrêtez ! »

 

Heureusement, tout le monde stoppa !! Elle recula assez pour me dégager et déjà j'avais la marque de la barre à mine sur les côtes !! J'en étais à moitié asphyxié !!

 

C'est à cette époque que mon brave copain Camédescasse a assisté à une scène étrange et bien pénible... Ce jour-là il était resté au camp pour une corvée intérieure et vers deux heures de l'après-midi, il vit arriver sur la route surplombant le camp, une dizaine de bagnards reconnaissable par leurs costumes rayés, ils tiraient à bras une carriole polonaise dans laquelle avaient pris place les gardiens, autour d'eux il y avait des chiens et la cadence était rapide... Il fut très surpris quand il les vit descendre derrière les baraques des gardiens, tout près d'une petite dune de sable, c'était juste derrière notre chambre, et là, il assista à une scène à peine croyable...

Les bagnards furent alignés le long de la dune de sable, puis avec leurs mains et leurs calottes ils se mirent à remplir le chariot, comme ça n'allait sans doute pas assez vite au gré des gardiens, ils lâchèrent les chiens, qui tour à tour venaient les mordre dans les mollets !! Cela dura plus d'une heure ! Quand un bagnard eut le malencontreux réflexe de vouloir repousser du pied un des chiens, alors un gardien qui se trouvait presque à côté de lui, se saisit d'un seau accroché au flan du chariot et lui en asséna un grand coup sur la tête ! Le pauvre s'écroula sans connaissance !! Il resta évanoui jusqu'à la fin du chargement, puis ils le chargèrent sur le sable du chariot et repartirent comme ils étaient venus... nous avons su plus tard qu'il s'agissait de bagnards d'un camp polonais tout près de nous... nous ne savions pas à cette époque ce que ces camps avaient de terrible, mais ce brave Camé en avait eu quand même un aperçu !!...

 

Nous étions au printemps 1944 quand arriva brusquement la nouvelle dans le camp qu'on allait encore une fois déménager, car malgré le peu d'empressement que nous mettions au travail, et bien la digue arrivait à sa fin !! C'était à peine croyable de voir le travail abattu par trois cents K.G. en deux années !! il y en avait eu des mètres cubes de terre remués !! Si ma mémoire est bonne, c'est en mai qu'arriva le jour du départ, nous ne savions pas vers quel camp nous prenions la direction, quand un beau matin, rassemblés avec sacs et bagages nous primes la route vers ce nouveau camp... Nous avons vu disparaître petit à petit derrière nous cette digue maudite, en marchant personne en pipait mot, chacun pensait au travail qui avait représenté tant de souffrance pour nous tous, surtout à ceux qui avaient été évacués sur l'hôpital de Thorn et dont nous n'avons jamais eu de nouvelles, qu'étaient-ils devenus ? morts peut-être ??

 

C'était sans regret que nous abandonnions les bords de la Vistule,... Mais à quelle sauce allions-nous être mangés ?...

 

Après une heure de marche environ, nous voila arrivés devant le camp qui semble nous être destiné... cette fois-ci il est carré et nous paraît beaucoup plus grand, cas unique, il y a au début de la cour, près de l'entrée, une tranchée abri ! C'est la première fois qu'il en existe une dans un de nos camps... ce qui fait dire que nous sommes sûrement les premiers de Graüdenz qui arrivons dans ce camp... entre les groupes de baraques, il y a un large dégagement, toute ces dispositions le font apparaître comme un grand camp... Nous nous regroupons par baraque au centre de la cour et après reconnaissance des baraques par les chefs de chambres, chaque groupe prend la direction de la chambre qui lui est affectée, puis chacun installe le coin de son lit, nous voici arrivés au camp de... Flötenau... (4ème camp annexe de Graüdenz).

 

Pour ne pas changer les coutumes, notre premier travail fut l'inspection un peu plus approfondie du camp, objet de notre nouvelle résidence trois étoiles !!...

 

En entrant dans celui-ci, sur notre droite une longue baraque qui semblait être un dépôt ou réserve, à gauche une petite baraque avec la fameuse tranchée abri, devant l'entrée, s'allongeant sur la gauche, trois longues baraques de face, composées de trois chambres chacune, dans la première avait pris place, juste à côté des douches, Durand l'homme de confiance avec son équipe d'auxiliaires, André Salobert, Barrère, et un autre, la troisième baraque à l'extrême gauche c'était l'infirmerie puis tout à côté dans l'angle, les W.C.

Comme disposition hygiénique on ne pouvait faire mieux ! A la suite des W.C. à l'angle droit, deux autres baraques fermant le fond de la cour, puis pour terminer le carré, une longue baraque en deux parties, la première est occupée par le coiffeur, la seconde partie par les employés...

 

Hors des barbelés, il y avait le long de la cour les baraques des gardiens et quelques baraques annexes...

 

Voilà, le tour est fait, c'est peut-être ici que nous verrons les Russes arriver ?...

Mais quand ?

Et comment ?...

 

Le jour suivant l'emménagement, pour ne rien changer aux habitudes, rassemblement pour partir au travail, nous sommes formés par groupes d'une trentaine de K.G. puis après les traditionnelles recommandations d'usage nous voilà partis vers nos nouvelles tâches...

 

Après une bonne vingtaine de minutes de marche, pendant lesquelles nous avons franchi le monticule qui se trouve derrière le camp, nous nous trouvons devant l'entrée de ce qui nous paraît être un autre immense camp ?... mais au dessus de l'entrée il y a d'inscrit « D.A.G. NOBEL und Cie » nous voilà très intrigués, surtout ce nom « Nobel », qui nous rappelle le prix de la Paix... en cette période de guerre sans merci, il se trouve un peu déplacé !...

Nous voici donc entrés dans cette D.A.G. et au fur et à mesure que nous avancions, nous allions de surprise en surprise, nous étions en réalité dans une immense usine, faite de bâtiments dispersés, ils étaient pour la plupart très hauts, certains avaient les murs protégés par de hautes buttes de terre montant jusqu'au toit, d'autres étaient reliés entre-eux par de gros tuyaux suspendus en l'air, enveloppés de laine de verre, le tout était au milieu des bois qui semblaient être là pour faire un camouflage naturel anti-aérien... de larges routes s'enfonçaient au milieu des bâtiments... Cet ensemble me faisait penser au film allemand d'avant-guerre « Métropolis » ; tout semblait fonctionner sans êtres humains ! Jusqu'à maintenant nous n'avions croisé personne ?!...

Puis la sentinelle fit arrêter notre groupe, puis un civil vient se joindre à nous pendant que les autres groupes continuent leur route, ce civil sera notre chef de chantier, encore un Polonais !!... Puis nous touchons nos outils pour le travail, il y avait comme toujours, pelles et pioches, mais nous touchions en plus des coins en fer, des masses et des leviers en bois avec sabots... puis entre deux bâtiments à l'aspect peu engageant, l'un crachant parfois des vapeurs jaunes ocres et puantes !! Tandis que de l'autre sort un ronronnement de moteurs inquiétant ?...

Là, nous nous sommes mis à casser la route en béton à coups de masses avec l'aide des coins et des leviers, pour la fendre en dépit de sa résistance !! Nous étions très surpris de faire ce genre de travail, puis nous avons su pourquoi...

Nous étions dans une fabrique de poudre !! Une des plus importantes en Allemagne, le civil nous expliqua qu'à l'origine pour amener le matériel, il avait fallu construire des routes en béton tout spécialement pour le passage des matériels dont d'immenses cuves mises en place avant la construction des murs, ces routes n'ayant plus lieu d'être, il fallait les détruire pour en récupérer le béton !... Nous étions devenus des casseurs de routes... Ce travail était très dur, mais nous n'avions pas de tâche, c'était toujours ça...

 

Nous n'étions pas au bout de nos surprises dans cette D.A.G., un jour en changeant d'emplacement de travail, nous avons été amenés à travailler auprès de bagnards Polonais, ils faisaient partie de ceux que Camédescasse avait vu venir charger du sable à Steindorf !! Ils étaient encore moins brillants que nous, ils assuraient le travail de terrassement en profondeur, leurs gardiens étaient toujours accompagnés de leurs chiens... pour nous pas question de les approcher « Ganz verboten » (tout à fait interdit), ils nous avaient beaucoup impressionnés par leur attitude qui ressemblait à celle de condamnés à mort !! Leur regard était pétrifié de terreur ! Surtout quand leurs gardiens s'intéressaient de très près à eux, car en plus de l'arme, ils avaient la triste et célèbre « Schlag » c'est à dire la matraque dont ils se servaient avec dextérité !!... Pour un oui ou pour un non, ça leur tombait sur le dos !...

Il n'y avait que quelques jours que nous étions dans cette D.A.G. quand un matin, surprise !! Nous avons doublé un groupe de femmes solidement encadré par des femmes soldats !! Cela ressemblait plutôt à un troupeau de moutons !! Toutes vêtues d'une robe grise identique, tête rasée et comme nous, maigres à faire peur !! En passant à côté d'elles, en plus de la vue il y avait l'odeur !! Nous avons su plus tard que jamais elles ne touchaient de savon !! C'était des juives de la région des Balkans, par la suite nous avons assez souvent travaillé à leurs côtés, cependant elles assuraient les tâches les plus sales et les plus dangereuses pour la santé, dans cette fabrique de poudre... en cassant une route près du bâtiment où était effectué le chargement des wagons de poudre, c'était elles qui en assuraient le remplissage, sous bonne garde évidemment, mais leurs gardiennes avaient des masques anti-poussière, elles rien, elles en respiraient à pleins poumons, le résultat était qu'elles étaient jaunes comme des citrons, nous en avons vu bien souvent vomir à pleine bouche, mais il fallait qu'elles retournent au travail coûte que coûte ! C'était effrayant à voir...

 

Un autre jour en rentrant au camp par une route inhabituelle, nous sommes passés près d'une réserve de laine de verre, matière très employée pour l'isolation des canalisations aériennes, c'était encore elles qui en assuraient la manutention !! Elles aussi n'étaient pas belles à voir ! car cette laine de verre brut en vrac et sans emballage était d'une manutention très douloureuse, pour se protéger elles avaient toutes croisé leurs robes entre les jambes, mais cela n'empêchait pas les fibres de verre de passer partout, surtout qu'elle ne portaient pour tout habillement qu'une robe grise et une paire de sabot, aussi essayaient-elles de se protéger du mieux qu'elles le pouvaient...

Ce maigre bagage vestimentaire faisait également que les matins de mai en Pologne leur paraissaient très froids, aussi pour se réchauffer elles s'agglutinaient par paquets d'un vingtaine pour récupérer la chaleur humaine, chacune leur tour passant au centre du groupe, c'était un truc, il avait fallu y penser, mais il n'était pas toujours du goût des gardiennes, c'est à coups de cravache qu'elles les dispersaient... cela dépendait de l'humeur du moment...

 

Cette fabrique de poudre ne fonctionnait qu'avec une centaine de bagnards Polonais, nous autres 300 K.G., plus un millier de juives, si bien que cette D.A.G. ne faisait penser qu'à un immense bagne...

Il y avait cependant au centre même, un camp de jeunes soldats Allemands qui faisaient leur préparation militaire avant de partir pour un front de guerre, tous des jeunes apparemment âgés entre 17 et 18 ans... quand un jour !... en passant près de leur camp nous avons eu la surprise d'être interpellés en français ?!... C'était des Alsaciens enrôlés de force dans l'armée allemande, l'Alsace depuis 1940 étant considérée comme territoire allemand, ils étaient tout heureux de nous dire que bientôt la guerre finirait et que les nazis seraient vaincus, ils étaient hardis de nous crier cela très fort !! Ce fut d'ailleurs la seule fois que nous les avons vus et entendus !!

Le travail auquel nous étions affectés, faisait que très souvent nous passions d'un bout à l'autre de la D.A.G. car nous ne cassions parfois que trois ou quatre mètres de route entre deux bâtiments, puis nous allions après ce travail fait, tout à l'opposé... ces mutations multiples ne nous déplaisaient pas, car à chaque déplacement cela faisait une pose... l'une d'elle un jour nous sauva la vie...

Un matin, nous voici partis vers un nouveau chantier, le déplacement avait duré une bonne demi-heure à pieds, puis sur ces nouveaux lieux, nous nous sommes mis à casser cette nouvelle portion de route, quand vers onze heures, il y eut une explosion formidable !! Elle nous a soufflés littéralement par terre ! J'ai eu en une fraction de seconde l'impression d'être vidé de toute substance !! Quel drôle d'effet !...

En moins de temps qu'il faut pour le dire, nous avons repris nos esprits, nous nous sommes retrouvés environnés de poussière dans un bruit épouvantable de sifflement de vapeur entrecoupé de sirènes d'alerte, de pompiers et d'ambulances, nous avons tout de suite pensé qu'un bâtiment avait sauté pas loin de nous, mais lequel ?... Eh bien, celui même où nous étions le matin avant notre déplacement !! A deux heures près nous étions sous les grabats !! Nous l'avons échappé de peu !!...

Il y eut des victimes, car ce bâtiment était en peinture de camouflage, car en plus des arbres tous les bâtiments étaient passés à la peinture bariolée jaune et verte, aussi pour faire ce travail plusieurs jeunes Allemands, une dizaine environ que nous avions bien vus le matin même, étaient sur le toit du bâtiment (les toits étant tous des terrasses) ; ils appartenaient au « Arbeitensdienst » (service du travail).

Par la violence de l'explosion il n'en a été retrouvé aucun, seulement quelques lambeaux parsemés ci et là, nous avons su la cause de cette explosion quelques jours après, c'était une cuve de 50. 000 litres de nitrobenzol qui avait sauté !! Tout le bâtiment en béton armé s'est retrouvé en petits morceaux !! Pas rassurant cet endroit !!

 

Nous étions en juin 1944 quand ce jour-là, le 6, nous avons changé de travail, nous étions passés du cassage de route au terrassement !! Nous avions remplacé les bagnards Polonais pour terminer le creusement des tranchées afin de poser des canalisations profondes...

Le travail se faisait sans trop d'empressement comme toujours, quand vers 15 heures, le civil Polonais chef du chantier, s'est penché juste au dessus de notre petit groupe et nous dit en un très bon français :

« Les Américains ont débarqué en France ce matin ».

Puis il est reparti rapidement...

Nous ne savions plus quoi dire, nous étions abasourdis par cette nouvelle !!

Nous nous regardions tous sans rien nous dire, l'on se demandait si nous avions bien entendu ! En plus, nous avions le souvenir de Dieppe au fond de nous même, puis tout à coup nous avons réalisé que pour qu'une telle nouvelle soit arrivée si vite et si loin, il fallait vraiment que ce soit un débarquement important... alors, sans perdre un instant, par le fond de la tranchée, la nouvelle a circulé vite fait d'un groupe à l'autre, si bien que les sentinelles qui nous gardaient entendaient souvent le mot « Américain » revenir dans nos conversations, à un moment agacée sans doute, l'une d'elle nous demanda :

« Was Américain ? » (quoi américain ?).

Alors nous avons fait une réponse évasive ne pouvant pas quand même leur apprendre le débarquement américain !! A la suite de notre réponse, il est parti parler à son collègue de l'autre groupe, nous étions très excités et les gardiens intrigués, leur surprise n'en a été que plus grande quand ils ont appris la nouvelle en rentrant le soir au camp !!

Ils étaient certainement stupéfaits que les prisonniers aient su avant eux ce fameux débarquement !!... Cette nouvelle avait fait naître en nous un espoir fou ! Nous entrevoyions déjà la fin, nous pensions que l'année 1944 verrait la fin de toutes nos misères ! Aussi attendions-nous avec impatience des nouvelles de nos familles de France... Surtout moi, car avec mon père et mon frère Henri nous avions un petit code secret très pratique, chaque pays d'Europe plus l'Amérique avait un prénom distinct, ainsi en parlant de Pierre cela voulait dire les Russes, de Jean les Anglais et ainsi de suite, j'avais reçu ce code à Erfurt au début de ma captivité, il était caché dans le fond d'une boîte de jeu d'échec accompagné d'une carte d'Europe qu'Henri avait faite, quadrillée, numérotée et chiffrée dans les deux sens, il était dans un colis expédié par mon père, la chance avait voulu qu'à l'ouverture du colis par le gardien de service, que celui-ci n'ait pas eu l'idée de vider la boite de ses pièces pour un contrôle plus approfondi !! Si bien que pendant toute la guerre mon père sut l'endroit exact où j'étais !... Il faut ouvrir là une parenthèse...

Quand nous étions en cellule à la prison de Graüdenz, nous n'avions pour tout bagage que : une musette, une écuelle, une cuillère et ma tasse plus un petit nécessaire de toilette, puis quand nous sommes partis pour le premier camp à Güttovitz, nous avons perçu une partie du paquetage emmagasiné, j'avais donc touché parmi les autres affaires, mon bidon !!... Celui-ci m'était précieux, l'ayant fait transformé quand j'étais au stalag IX C à Bad-Sulza, en prévision de mon départ pour la prison, par un copain qui travaillait dans une forge, je lui avais fait faire un double fond, si bien que même avec de l'eau à l'intérieur, 8 centimètres du fond restaient vides, dedans j'avais ma carte d'Europe et le code, deux jeux de cartes, un crayon et ma pipe, du tabac quand l'occasion se présentait et un tout petit carnet, jamais les Allemands en avaient découvert le secret, même aux fouilles les plus sévères...

Voilà pourquoi j'attendais des nouvelles de France et en particulier des cousins Paul ! (les Américains)...

 

Les premières nouvelles reçues ne furent pas brillantes ! Car malgré leur présence sur le sol français, les Alliés en juin et juillet n'avaient pas beaucoup progressé, nous étions très déçus, car dans nos pauvres têtes, dès l'annonce du débarquement, nous les voyions en Allemagne 1 mois après !! ce n'était pas le cas...

En août, ça y était !! mon père m'écrivait que les cousins Paul étaient venus leur rendre visite à Seiches, j'étais très heureux de savoir qu'au moins les miens en France étaient débarrassés des Allemands...

Aussi nous étions très motivés pour fêter le 15 août 1944 avec éclat !! Cette fois, ce fut un spectacle brillant, car Durand avait eu l'autorisation pour que nous puissions faire une fête afin de distraire les copains comme nous avions fait à Noël 1943, nous avons donc préparé deux pièces, « La parité de cartes » scénette très amusante, elle se joue avec deux couples (les deux femmes étaient Oyarzabal et moi) qui commencent la soirée en jouant aux cartes et petit à petit cette soirée se termine en pugilat !

Après cette courte pièce l'on présenta une deuxième pièce en 5 actes : « Fric-Frac ».

Là il y avait beaucoup d'acteurs, c'est après de nombreuses répétitions que l'on faisait le soir en rentrant du travail que nous avons pu monter ces deux pièces qui une fois de plus remportèrent un immense succès ; par ailleurs Durand avait réussi à se procurer des instruments de musique et un petit orchestre avait été monté et avait apporté à cette journée son concours très apprécié du public, ce fut comme aux deux précédentes soirées une évasion morale pour les copains...

 

L'avance des Américains et Alliés sur le sol français n'apportait rien de bon pour nous au camp de Flötenau, car la presse allemande avait fait de larges échos de la résistance française en l'accusant d'avoir, par son sabotage, entravé fortement le ravitaillement du front ouest, aussi nos charmants gardiens ne rataient jamais une occasion pour nous malmener !!...

 

Le temps passait malgré tout assez vite et avec lui c'était une perpétuelle succession de gardiens et de Felwebel (adjudant) plus ou moins irascibles, nous venions d'en recevoir un nouveau et malgré la chaleur de ce mois d'août, il portait toujours des gants de cuir, c'était un hyper nerveux, sans cesse, quand il passait l'inspection du matin avant le départ pour le travail, ses mains n'arrêtaient pas de s'ouvrir et de se fermer, en hurlant ses commandements il devenait cramoisi, il était vraiment le type même d'un gardien de prison !!

 

Un matin il y eut une scène presque incroyable entre cet adjudant et l'infirmier Cussonneau...

 

En ce mois d'août 44, il y avait au camp une forte épidémie de furonculose, beaucoup d'entre nous en était atteint, de ce fait il y avait de nombreux manquants dans les groupes, alors l'adjudant se dirigea vers le groupe des malades et commença à en retirer, qui selon lui, pouvaient très bien aller au travail. Voyant cela, mon Cussoneau s'interposa brusquement entre les malades et l'adjudant !!

Nous en avions tous le souffle coupé !!

C'était bien la première fois qu'une chose pareille arrivait, il faut préciser que Cussonneau parlait très bien l'allemand, il y eut un échange verbal assez violent entre eux, Cussonneau avait fini par aller chercher sa musette puis avait dit à l'adjudant que s'il envoyait des malades au travail, qu'il y irait également en lui laissant le soin de présenter les malades au médecin Allemand qui passait le matin même... Eh bien... C'est l'adjudant qui céda !! Il renvoya les malades puis retira un groupe de travail qu'il dispersa dans les autres groupes pour combler les vides, il était devenu rouge à éclater ! Ses mains n'arrêtaient pas de se crisper, l'on sentait en lui une colère volcanique prête à exploser ! Ce n'était pas le moment d'oublier de marcher au pas en passant devant lui en prenant la direction du travail... par les copains restés nous avons su qu'il avait passé sa mauvaise humeur sur les gardiens montant la garde à l'extérieur des barbelés... Au premier, il lui demanda :

« Ist dein Gewehr bewaffnet ? » (ton fusil est-il armé ?).

L'autre lui tendit son arme en répondant :

« Ya wohl her febwebel » (oui mon adjudant).

L'adjudant s'en saisit et lui fit faire du marche-marche pendant un bon quart d'heure ! Tout ça parce que le gardien aurait dû lui montrer que son arme était bien chargée mais pas s'en dessaisir !! Même à son adjudant !! A chaque garde il renouvela sa comédie puis il retourna à son bureau, ça a bien amusé les copains, pas les gardiens...

 

Un soir, comme tous les soirs, nous étions au pied du lit en attendant l'appel, quand au bout d'un moment nous avons trouvé que le gardien tardait bien à venir ?...

Puis nous voilà bien intrigués par des va-et-vient dans la cour, accompagnés par des braillements en allemand poussés par le gardien de service puis le tout s'estompa vers les douches ?... Que se passait-il ??

Enfin, après une demi-heure de retard le garde passa accompagné de Durand dont on lisait bien sur son visage un regard amusé et à peine dissimulé ! Nous avons su le lendemain ce qu'il y avait eu...

Ce soir-là donc, comme de coutume, le garde accompagné de Durand commença l'appel par la baraque numéro 1 puis la 2 et l'infirmerie, quand, au moment de passer à la 3, il s'aperçut que les W.C. étaient restés allumés (c'était en septembre) alors en maugréant il se dirigea vers elle pour éteindre la lumière et... plouf !! Il tomba dans la fosse !!

Comme il faisait nuit, il n'avait pas vu que la trappe de la fosse n'avait pas été remise en place, c'était le K.G. de service pour vider la fosse qui avait oublié de la remettre en place !! Inutile de dire que le pauvre gars en a entendu parlé !! Aussi, à l'aide de Durand il ressortit de la m... e, c'était d'autant plus vexant pour lui que c'était de la mélasse de prisonniers !! Heureusement qu'elle était déjà à moitié vidée, sans cela au lieu d'en avoir jusqu'à la ceinture, il en aurait eu jusqu'au cou !!

Enfin, une fois sorti de là, il fit venir le K.G. qui avait oublié de remettre la plaque et lui fit nettoyer ses vêtements le soir même, en plus il termina la nuit en cellule et ce n'est qu'après de nombreux palabres que l'affaire en est restée là, mais pendant un bon moment Durand a eu peur pour le copain, car le commandant du camp parlait de le faire passer devant un nouveau conseil de guerre, avec accusation d'avoir volontairement laissé la trappe ouverte pour attenter à la vie d'un soldat Allemand ! mais heureusement ça n'a pas été jusque là, il a écopé seulement d'un mois de chambre cellulaire...

 

Après cette affaire des W.C. qui s'était passée fin septembre, arriva octobre 1944 et toujours rien, ni de l'Est ni de l'Ouest !!... L'on voyait déjà pointer le 5ème hiver de captivité !! Pour moi, je savais que je ne le passerais pas en entier au camp puisque ma punition se terminait le 12 janvier 1945, il me restait donc encore quatre mois à passer ici, cependant plus j'approchais du bout, plus le temps me paraissait long !...

C'est courant octobre 1944 que j'ai eu la surprise d'être appelé auprès du commandant du camp pour me faire savoir qu'il voulait sous son bureau, un large tapis en paille tressé et qu'il me chargeait de ce travail... Je lui fis remarquer que ce serait long car ça représentait un gros travail ! Il m'a répondu que pour Noël, ça le contenterait...

Ainsi me voici donc encore un fois planqué et cette fois jusqu'à ma sortie du camp, j'en étais tout content, mais pour les copains... J'entrais dans l'équipe des employés planqués !!...

 

J'ai donc pris place dans une pièce avec un stock de paille et aussitôt j'ai commencé, par la tresser, puis à l'aide de chevilles de bois, que je taillais moi-même, j'assemblais cette tresse en la cousant avec une aiguille à matelas pour le consolider, c'était un travail très long et en plus je ne me pressais pas !...

C'est quelques jours après avoir pris mon poste de fabriquant de tapis que brusquement un après-midi les sirènes se mirent à hurler, alerte aux avions !! C'était la première dans le coin !! Avec la fabrique de poudre à côté de nous, nous étions assez inquiets, mais nous n'y croyions vraiment pas, cependant nous nous sommes rendus dans la tranchée abri, pendant un bon moment rien ne se passa, l'on pensait déjà à une alerte bidon !!

Quand subitement dans le ciel une multitude de traînées blanches apparurent !! C'était les avions !! et en nombre important... Nous avions la gorge serrée tout en pensant aux copains qui se trouvaient à l'intérieur de la fabrique !! Quelle pétarade ça va faire !! Les avions approchèrent mais restèrent très haut, et pas un tir de D.C.A. ? Puis, sans se presser, cette masse d'avions vira juste au dessus de la fabrique, comme pour faire voir qu'elle était bien repérée... puis... ils repartirent comme ils étaient venus ?! Nous étions tout surpris ! Pas une bombe, pas un tir de D.C.A.  ?... Puis un bon quart d'heure après, la fin de l'alerte a sonné !!... Nous avons eu quand même pendant un petit moment des frissons dans le dos !...

 

Après les avions, ce fut un soir une autre surprise, il était neuf heures du soir, nous attendions l'appel quand subitement une violente détonation fit vibrer toutes les baraques, nous avons tout de suite pensé à la fabrique de poudre !! mais ce n'était pas ça, évidemment nous nous sommes tous précipités aux fenêtres puis, nous avons vu une longue traînée lumineuse s'élever dans l'air, comme une fusée !! Et à une hauteur indéterminée cette luminosité disparut vers l'ouest... puis plus rien, qu'est ce que c'était ??

Les soirs suivants il y eut les mêmes phénomènes, plusieurs par soir même, la cadence en était de plus en plus rapprochée !... Nous avons appris que c'était des tirs de « V.1 » !! Les fameuses fusées projetées par rampes de lancements, et qui tombaient jusqu'à Londres nous disait-on, nous étions tout près des rampes de lancements car paraît-il que ces fameuses fusées étaient chargées à la D.A.G.  ?? Ça nous a encore une fois fichu le moral bien bas, mais après deux semaines de tirs répétés, les rampes de lancements furent détruites par l'aviation alliée, cela par contre nous a réconforté, mais nous voyions quand même un nouvel hiver s'installer avec son long cortège de neige, de froid et de misère !!... rien de réjouissant...

 

Puis arriva novembre 1944, toujours rien de l'Est et rien de l'Ouest et nous sentions bien que s'en était fait encore pour un hiver ici !! Aussi pour ne pas manquer à la tradition, nous envisagions encore une fois de distraire les copains pour Noël qui approchait, déjà nous connaissions la pièce que nous allions monter, notre petit groupe d'acteurs s'était grossi de quelques copains et c'était prometteur, les répétitions avaient commencé, moi j'avais la chance d'être au camp et tout en tressant ma paille j'apprenais mon rôle, de ce fait le temps passait beaucoup plus vite, les autres copains étaient moins gâtés car il leur fallait aller à la D.A.G. travailler toute la journée, ça n'avait rien de drôle car déjà le froid était très vif ; c'est en ce début des grands froids qu'un groupe de travail qui longeait tous les jours le camp des bagnards Polonais, vit un beau matin un de ces bagnards suspendu dans les barbelés !! Il avait été abattu dans la soirée, il s'était sans doute approché trop près des barbelés et à titre d'exemple il a été laissé ainsi huit jours !! Il a été conservé par le froid !!...

 

Puis arriva la chose la plus inattendue...

Nous étions le 15 décembre 1944, l'appel du soir était passé depuis une bonne demi-heure et déjà certains s'étaient endormis quand on entendit un bruit de clef dans la serrure de notre chambre ?? La porte s'ouvrit et entra Schieffer l'interprète avec un gardien en arme et demanda « Leménager ? » à dix heures du soir !!

Qu'est-ce-que cela voulait dire ??

Aussitôt, je me lève et me fais connaître... Il me dit de m'habiller puis il m'attendit sans manifester la moindre remarque ni énervement... J'étais cependant inquiet !! dans ma tête tout en m'habillant je me demandais bien pourquoi ? Et surtout pourquoi à cette heure tardive ? Je me pressais car si Schieffer était apparemment tranquille, la sentinelle en arme l'était beaucoup moins !!! Enfin, me voici prêt et Schieffer me dit :

« Venez ».

 

Sans un mot, j'emboîte le pas derrière lui, nous traversons la cour dans la nuit blanche et froide avec le gardien en arme derrière moi, ça ressemblait à un cortège de préparation d'abattage clandestin !! je n'étais vraiment pas rassuré... Je me demandais bien ce qu'il m'arrivait ?...

Je pensais au tapis, peut-être que le commandant du camp n'était pas satisfait ?? Mais comme il m'avait dit pour Noël ?... Toujours je me posais en moi-même « pourquoi si tard ? ». C'est bien vers le bureau du commandant du camp que nous nous dirigeons... sur le pas de la porte Schieffer jette un dernier coup d'œil à ma tenue... frappe et entre... puis à mon tour j'entre et je suis présenté au commandant du camp, par l'interprète (Schieffer) il m'annonce qu'à compter de minuit j'étais libéré de prison !!!... Demain matin, ajouta-t-il :

« vous quitterez le camp direction le Stalag XX B dès le rassemblement terminé »

J'étais abasourdi !! Je m'attendais si peu à cela... puis il me demanda si je connaissais quelqu'un qui pourrait prendre la suite pour son tapis, j'ai indiqué Bourgeois, après cela il m'a donné congé en me souhaitant bonne chance !!

 

Puis j'ai rejoint la chambrée... à peine de retour tous m'ont assailli de questions... En quelques mots, je leur ai appris ce qu'il m'arrivait, la plupart me traitèrent de veinard, mais les copains les plus proches avaient le cafard de savoir que demain matin je serais parti... Le sort était ainsi et personne n'y pouvait rien...

J'ai très mal dormi cette nuit-là, dès le réveil j'ai fait le tour des baraques pour dire au revoir à tous les copains éparpillés dans le camp, la nouvelle de ma libération anticipée a fait le tour du camp en peu de temps !! Tout le monde était stupéfait, j'étais le seul à qui c'était arrivé... puis j'ai rassemblé mon paquetage et au rassemblement j'ai pris position seul, après les malades du jour, j'avais déjà une sentinelle qui était désignée pour m'accompagner au Stalag !!...

J'ai assisté, non sans une certaine émotion, au dernier appel avant le départ pour le travail... puis j'ai vu tous les copains disparaître pour la dernière fois devant moi... je devais partir une heure plus tard à la gare voisine après avoir passé au bureau pour régulariser mon départ... puis c'est moi qui pour la dernière fois passais sous ce sinistre portail... Je me rappelais qu'il y avait 35 mois le 12 janvier 1942, c'était l'entrée lugubre à la prison de Graüdenz !!... J'avais fini mais que ç'avait été long !! Au fond de moi, je sentais petit à petit la joie m'envahir, je commençais à réaliser et au fur et à mesure que le camp de Flötenau disparaissait derrière moi, je sentais comme un souffle de semi liberté m'envahir, également j'avais perçu avant mon départ la totalité de mon paquetage, et comme un gosse, j'étais tout heureux d'avoir retrouvé toutes mes petites affaires dont ma montre en particulier, c'était une vieille montre qui me rappelait bien des bons souvenirs, je me sentais redevenu un être normal, je n'étais plus cette bête traquée qui avait duré 35 mois! Cela me procurait une sensation indéfinissable...

Après un court voyage sans histoire, me voici arrivé à Marienburg au Stalag XX B où je retrouvais l'univers enfumé des baraques, enfumé moitié par le tabac, moitié par les petits réchauds à bois que chacun fabriquait avec des boîtes de conserves sur lesquelles l'on faisait sa petite popote personnelle...

J'ai retrouvé les margoulins du marché noir !! Dans le lit voisin du mien, c'était un boucher, il travaillait aux abattoirs de la ville, chaque jour il ramenait des kilos de viande qu'il revendait aux K.G. du Stalag, il y avait dans ce Stalag des marchands de tout ce qu'on voulait !! C'était un véritable souk !!...

 

Il fallait voir tout ce monde installé comme des rois du marché noir, certains sont là depuis le début de leur captivité et ne voient pas du tout la captivité comme je l'ai vécue jusqu'à ce jour, dans ce milieu je me sens un peu perdu, heureusement, je n'ai pas le loisir de moisir en ces lieux, comme je sortais de prison de Graüdenz, j'étais encore considéré comme inadapté aux moeurs convenables !! Aussi, pour se réadapter, à la sortie de prison nous passons par un Kommando spécial dit « Kommando de redressement », aussi, vite fait j'ai droit à nouveau aux questionnaires des bureaux de l'administration des K.G. et perçois un paquetage complet en vêtements de corps, neufs et propres, c'est par la Croix-Rouge du stalag que je reçois toutes ces affaires et je suis impatient de sortir de cet univers où je ne me sens pas à l'aise...

 

C'est le 20 décembre 1944 que j'ai pris la route, me voici donc à nouveau avec mon barda dans le train dirigé sur un nouveau lieu, après quelques heures de voyage je me retrouve dans une ville qui me paraît importante, j'étais arrivé à Elbing, ville portuaire sur la Baltique, de la gare au Kommando, il y avait un bon bout de chemin et c'est assez fatigué que j'arrivais dans ce fameux Kommando, il porte le nom de « Lerchwald »...

Lerchwald veut dire « forêt de l'Alouette », par le froid qu'il fait ! Les alouettes se font rares !! et me voici installé... Ce kommando est tout petit, il n'y a qu'une baraque dans le sens de la longueur, plus les accessoires composant un camp, lavabos, toilettes, cuisines et au dehors, baraques de gardiens et bureaux, dans notre chambrée il y a une trentaine de places...

Pour l'instant tous les K.G. sont au travail, je fais quand même connaissance avec le cuistot, c'est le seul qui reste pour préparer le repas du soir, car le midi personne ne rentre, c'est le traditionnel « Früchtuck » (casse-croûte) qui est perpétué ici, j'attendrai donc ce soir pour voir s'il y a des têtes connues parmi eux, il y a paraît-il deux anciens de Flötenau, j'ai pensé tout de suite à Oyarzabal qui était parti début décembre, c'était l'un de mes meilleurs copains, je serais bien content de le revoir ! Attendons a ce soir...

Vers 16 heures, les premiers K.G. rentrent... Et comme de juste j'ai eu la joie de retrouver Oyarzabal ! C'est lui qui fut le plus surpris, car il savait que ma peine de prison allait jusqu'au 12 janvier, il ne s'attendait pas à me retrouver si tôt !!...

 

Ce camp se vidait régulièrement tous les deux mois, le dernier convoi était parti fin novembre, nous en avions donc jusqu'à fin janvier avant d'être expédiés vers de nouveaux horizons...

Ce Kommando avait des fonctions indéfinies, c'est le matin au moment du départ que seulement les groupes de travail étaient formés, c'était à la demande de l'extérieur que les tâches étaient distribuées. Le lendemain matin, me voici donc dans la cour avec tous les K.G. en attendant la distribution... pour mon premier travail, je me trouve enrôlé dans une équipe pour recouvrir les silos de pommes de terre, c'est au fur et à mesure de l'intensité du froid qu'il faut procéder au recouvrement des silos avec de la terre...

Malgré la présence du garde, celui-ci s'intéressant peu à notre travail, sa principale occupation étant de nous compter de temps en temps pour voir si nous étions tous là, nous n'avons pas pu résister à la tentation de faire provision de ce légume pour passer l'hiver !! Tout en travaillant, ça et là, nous avons fait un trou pour passer le bras ! et nous avons fait une bonne provision !! mais il fallait les rentrer au camp ? Nous les avons cachées au moment du départ dans nos jambes de pantalon, celui-ci étant solidement fermé sur les chaussures... Nous avions de fameux mollets ce soir là ! Heureusement que les capotes étaient assez longues ! Ça cachait en partie les jambes gonflées démesurément ! Pour marcher, il faut avouer que ce n'était pas facile, le gardien était vraiment fait sur mesure ! Il fallait être aveugle pour ne pas voir la supercherie !... Avec ces pommes de terre, ce qui allait manquer pour fêter Noël, c'était la viande ?...

Nous étions très près de Noël et pour cette fête nous avons touché un colis anglais pour trois K.G., c'était déjà très appréciable, mais nous avions envie de viande fraîche !! Pour ce colis, j'étais évidemment avec Oyarzabal et avec un troisième que nous ne connaissions que depuis notre présence ici, c'est lui qui a eu une idée géniale pour se procurer cette denrée rare... Il nous proposa d'échanger une des barres de chocolat, qui se trouvait dans le colis, contre... un chat !! Sur le coup, nous avons été surpris, ce copain nous expliqua que chez son employeur, un marchand de bois et charbon en ville où il travaillait tous les jours, il y avait plusieurs chats, il se proposait d'essayer d'en avoir un pour une barre de chocolat en prétextant qu'il y avait des souris au camp et qu'il nous fallait un chat !!... Nous avons donné notre accord, et il emporta ce matin là son chocolat pour le troc !...

Ça n'a pas manqué, il était le soir même de retour avec son chat ! Camouflé dans un sac de toile ! C'est là que les problèmes ont commencé !! Le chat était devenu furieux d'être enfermé, il était impossible d'ouvrir le sac sans qu'il nous saute dessus !! Alors, nous avons décidé de le tuer dans son sac !! Nous avons pris un marteau (car au camp tous les outils s'y trouvaient) puis nous avons essayé de l'assommer !! Il fallait choisir le moment où le sac était à peu près immobile tout en repérant la tête de l'animal ! Ça n'a pas été facile, ce n'est qu'après plusieurs tentatives que... boum ! il s'écroula... ouf ! la lutte avait été difficile... Nous l'avons tout de suite dépouillé, vidé puis fait passer la nuit dehors, accroché sous le toit afin qu'il gèle, car paraît-il, la viande qui a gelé est meilleure ?... Le lendemain, nous l'avons rentré pour qu'il dégèle, puis le soir à la cuisine nous en avons fait un excellent ragoût... C'est ainsi que nous avons fêté Noël 1944 à la viande fraîche ! Nous nous sommes bien régalés, ce ragoût valait bien une barre de chocolat !!...

 

Dans ce Kommando, les corvées étaient extrêmement variées, toujours imprévisibles, pour commencer l'année 1945, nous avons eu un travail assez curieux,  nous avons été une dizaine de K.G. dirigés sur un dépôt d'obus à gaz !! Logiquement, c'était un travail interdit aux K.G. par la Convention de Genève, mais les Allemands n'en sont pas très respectueux ! Nous en savions quelque chose !... Nous avons donc passé du 2 au 6 janvier 45 à manipuler des obus, ceux-ci étaient déplacés, triés, puis remis en petits tas de place en place, notre travail était de recouvrir de neige les tôles protectrices une fois les tas refaits, car ce dépôt était dans la forêt proche d'Elbing ; l'été le camouflage était assuré par les arbres mais l'hiver ce n'était que la neige qui assurait le camouflage et c'est la raison pour laquelle nous étions embauchés, il fallait recouvrir tout de neige, cela ne manquait pas en ces lieux !...

En ce début d'année 1945 il n'y avait pas de jour sans alerte, ce qui laissait supposer que les Russes n'avaient pas l'intention de laisser les Allemands se reposer cet hiver !! Ce qui était moins drôle, c'est que tout près du camp il y avait plusieurs batteries de canons antiaériens, aussi à chaque alerte c'était un vacarme épouvantable !... En plus, l'on risquait, en cas d'attaque sur les batteries par les avions alliés, d'être sérieusement ébranlés !!...

La troisième semaine, du 7 au 14 janvier, nous avons été à l'hôpital d'Elbing pour construire des baraques en bois dans le parc afin de recevoir les blessés qui arrivaient en grand nombre, cela nous faisait penser que sur le front de l'Est les choses ne semblaient pas tourner en faveur des Allemands !! C'est dans cette semaine-là que j'ai eu l'index de la main droite qui subitement se mit à enfler et à me lancer, surtout la nuit, après deux jours mon doigt était très enflé et devenait rouge, aussi le 14 janvier j'ai été à la visite... panaris !! A ouvrir tout de suite, dit le médecin, et sans aucune préparation me voilà dirigé vers une salle d'opération ! L'affaire allait rondement !! Dans la nuit précédente, il était arrivé un train entier de blessés du front de l'Est, le chirurgien qui allait m'ouvrir le doigt parlait très bien le français, j'ai même cru à un moment qu'il était vraiment Français... et qui sait ?... Il me raconta qu'il avait passé sa nuit à couper jambes et bras !! Avec mon doigt j'avais bonne mine !! L'affaire fut vite réglée, deux piqûres à la base du doigt et ouverture presque immédiate ! après un bon nettoyage, il m'a refermé la petite langue de chat qu'il m'avait ouverte, puis me donna gracieusement... trois jours de repos !! C'était peu !! En tirant un peu sur la ficelle, j'ai quand même été cinq jours à la baraque...

Nous étions dans la nuit du 19 au 20 janvier 1945, le soir nous avions eu une alerte qui n'était pas piquée des vers ! Pendant presque une heure les batteries voisines n'ont pas cessé de tirer !! Aussi, dès que celle-ci fut terminée, nous sommes tous tombés dans un sommeil profond... quand vers 1 heure du matin, le copain qui couchait au dessus de moi réveilla toute la baraque en nous disant :

« j'ai entendu le canon, mais certainement venant du front, c'est un bruit sourd et lointain !!... ».

Ce fut le grand silence, chacun guettant ce bruit... mais rien... aussi tout le monde lui dit :

« tu as rêvé ! ».

Mais il semblait vraiment sûr de lui, si bien que personne ne put se rendormir !! Pour partir au travail le matin nous avions tous des petits yeux... mais ce n'était plus les camps de la prison, et même les gardiens semblaient fatigués et de ce fait, plus relax...

Rien d'anormal ne se passa dans la journée du 20, mais chacun avait bien remarqué une grande agitation en ville... pourquoi ?...

 

Puis ce fut la nuit du 20 au 21 janvier, et là encore le même copain nous réveilla, vraiment il avait l'oreille fine ! Mais cette fois tout le monde entendit ce bruit !! C'était lointain, un grondement sourd entrecoupé de coups nettement plus forts et très distincts, cette fois c'était bien le bruit du front de Russie ! il n'y avait plus de doute, nous étions très excités !! comment les choses allaient elles se passer ?... Chacun disait ce qu'il pensait, les pessimistes nous voyaient tous encerclés et pilonnés par les Russes, les optimistes (dont j'étais) pensions que nous avions intérêt à rester au camp en attendant l'arrivée des Russes, car nous avions l'avantage d'être en lisière de la ville, mais du côté Ouest... L'on parlait comme si nous n'avions plus de gardiens !! Mais eux que feront-ils ??... Enfin, la nuit fut encore bien courte !! Le 21 le bruit du front s'était encore rapproché !!...

 

Dans la journée du 22, nous avons vu en ville les premiers convois de réfugiés se dirigeant vers l'Ouest, comme en France en 1940, mais sous une température moins clémente ! Car il faisait pour le moment moins 25 degrés !! et dans la neige !... C'était les mêmes scènes, des chariots tirés par des chevaux, remplis à craquer avec des femmes et des enfants juchés sur les bagages, tous avaient des regards affolés, mais nous étions insensibles car nous en avions tellement vu, que le spectacle de ces réfugiés nous faisait presque plaisir à voir ! Enfin, c'est leur tour !, disions-nous, ils vont comprendre ce que c'est !...

La journée s'est passée sans incident, mon groupe (celui de l'hôpital) était rentré assez tôt, avec Oyarzabal nous discutions sur une éventuelle arrivée des Russes, quand tout à coup, sans alerte préalable, les canons voisins se mirent à tirer... Nous avions l'impression qu'ils tiraient sur la ville !! Nous nous sommes précipités dans la cour pour voir ce qui se passait, nous avons eu la surprise de voir sortir de la caserne voisine les soldats Allemands armés de « Panzerfaust » (lance fusée anti-char) que cela voulait-il dire ?... Distinctement, l'on entendait des tirs d'armes automatiques dans la ville !... Les Russes seraient-ils là ?...

Quand arriva le dernier groupe de travail, « les chars russes sont dans la ville », nous dirent-ils, ils en avaient même essuyé les tirs !! Alors là, ce fut l'excitation générale ! Tout le monde parlait, soit de fuir dans la campagne, soit de se cacher en attendant nos libérateurs, mais d'après les derniers rentrants, il ne semblait pas facile d'approcher des Russes sans ramasser des coups de fusils !!... Du côté de nos gardiens, il semblait régner également une grande effervescence, sans arrêt entre leur baraque et le bureau ce n'était qu'allées et venues avec préparation de paquetage ??... Le bruit du front s'était rapproché, nous entendions très distinctement le bruit des armes et l'horizon était rouge !! Cela créait une ambiance de combat, il n'y manquait que l'odeur de la poudre...

C'est à 23 heures que les événements se précipitèrent, les gardiens entrèrent brusquement dans la baraque et nous donnèrent l'ordre de faire notre sac, le plus léger possible, nous précisèrent-ils, et départ immédiat...

Nous voici très excités, chacun préparant son sac en hâte ! Pour moi ce fut vite fait, très peu de linge, le ravitaillement qui restait du colis anglais, nécessaire à raser et quelques bricoles ne tenant pas trop de place, ni de poids... à 23 heures 30, nous sortions du camp, direction la gare, nous dirent les gardiens, puis nous voilà partis... en traversant la ville un triste spectacle s'offrait à nous, nous avions pris les mêmes rues que les chars russes avaient empruntées deux heures avant nous !!

Ces chars étaient des chars légers qui arrivèrent par surprise dans la ville, ils n'étaient que 6 ou 7, mais personne ne les avait vus s'approcher de la ville qui fut surprise en pleine activité, les gens circulaient normalement dans la rue quand ils débouchèrent à toute vitesse !! Ils tirèrent sur tout ce qu'ils voyaient, beaucoup de civils étaient morts sur les trottoirs, même un convoi de réfugiés avait été aplati sous leurs chenilles, l'on avait vraiment l'impression que cela avait été fait comme dans une partie de plaisir avec une sauvagerie sans nom !!

Ça faisait froid dans le dos et l'idée de se faire libérer par les Russes s'estompait au fur et à mesure que nous découvrions ce qu'ils avaient fait ! Ils avaient disparu aussi vite qu'ils étaient apparus, sans aucune perte !... Après une bonne demi heure de cette marche dantesque, nous voici arrivés devant la gare... elle était en feu !... L'horizon l'était également, l'on sentait le front tout près, son bruit était très distinct, en plus des troupes allemandes se dirigeaient sans arrêt vers lui, dans la ville, c'était la panique, toute la ville se vidait, les gens étaient affolés ! Presque toute la population était allemande dans cette ancienne ville polonaise, aussi tous ces gens n'avaient qu'une hâte, rejoindre le centre de l'Allemagne afin de ne pas être pris par les Russes dans ces territoires occupés... Nos gardiens voyant que la gare était en partie détruite, nous firent faire demi-tour, mais pas dans notre camp, nous nous sommes retrouvés dans la cour d'une caserne avec un nombre important d'autres prisonniers de toutes nationalités, il y avait des Anglais, des Russes, des Polonais et nous les Français, en tout nous étions bien près de deux mille !! C'était impressionnant !!...

Il était environ minuit quand nous nous sommes mis en route à pied après avoir touché chacun une demi-boule de pain et un saucisson... cela laissait présager une marche assez longue !!... A nouveau nous avons traversé la ville et ses horreurs puis dans la nuit nous nous sommes enfoncés avec en bruit de fond celui de la bataille que nous laissions derrière nous, nous marchions cette fois vers l'Ouest !...

C'est après une bonne heure de marche dans cette nuit froide et blanche que nous commencions à réaliser que nous marchions vers la France ! Cela nous donnait des jambes malgré les conditions désastreuses de cette marche nocturne, nous étions mélangés avec une horde de réfugiés civils, les uns à pied comme nous mais la majeure partie sur des carrioles tirées par des chevaux, à chaque chemin débouchant sur cette route principale, c'était l'apparition de nouveaux réfugiés, c'était des paysans Allemands, qui pour la plupart avaient pris la place des paysans Polonais déportés en masse sur l'Allemagne en 1940, toutes ces familles Polonaises avaient été arrachées de leur sol en quelques heures, les femmes d'un côté, les hommes de l'autre, les enfants avaient été séparés des parents pour être dirigés soit sur des lieux de travail pour les plus forts ou d'extermination pour les plus faibles...

 

Maintenant c'était 1945 et le revers de la médaille, tous ces conquérants de 1940 fuyaient à la hâte les troupes Russes qui ne leur faisaient pas de cadeau quand ceux-ci arrivaient par surprise dans une ferme avant le départ des occupants !! Ce n'était que des scènes de pillage, tueries et viols !... Aussi, tous ces fuyards ne portaient sur leurs visages que reflets de terreur, les femmes et les enfants emmitouflés dans les couvertures étaient entassés sur les chariots au milieu des vivres et objets personnels, c'était l'exode à peu près identique au nôtre en 1940, mais sous un climat beaucoup moins clément, il faisait à quelque chose près, 25 degrés en dessous de zéro !! avec en plus un petit vent qui n'arrangeait pas les choses !...

Au départ j'avais pris mes précautions, j'avais eu la chance de toucher au Stalag une paire de brodequins neufs et pour me garantir du froid j'avais enfilé plusieurs sous-vêtements plus le pull-over, veste et capote, j'avais donc relativement pas trop froid, j'avais remonté le col de ma capote devant la bouche puis autour du cou j'avais enroulé une serviette en guise de cache-nez, sous mon calot j'avais sur mon crâne posé la peau du chat que j'avais récupéré après le repas de Noël puis un bonnet de laine et pour finir le calot enfoncé par dessus le tout, les rebords rabattus sur les oreilles et à la hauteur des yeux, seul le bout du nez dépassait ! Devant la bouche, sur le col et la serviette, la buée était devenue de la glace, ça tenait le col bien raide !...

Toute la nuit nous avons marché, pour aller où ? Personne ne le savait, parfois un gardien essayait de rassembler quelques K.G., mais dans cette débandade c'était peine perdue !... Nous étions sur la moitié de la route mélangés entre les chariots et les civils ! Nous entendions que les « Los ! Los » (allez ! allez !) poussés par moment par les gardiens, il nous a été impossible de faire une pause, même d'un instant !... Cette colonne formait une masse mouvante et compacte que rien ne pouvait arrêter !! et toujours le bruit du canon derrière nous qui nous rappelait la présence des Russes !... En plus, sur l'autre moitié de la route ce n'était qu'un mouvement de troupe qui montait vers le front ! Il n'y avait pas intérêt à se trouver devant eux !! ils n'étaient pas doux !...

 

Au petit jour, la désolation de ce spectacle nous apparut dans toute son ampleur !! Nous étions une colonne dont on ne voyait ni le début, ni la fin, l'idée me vint subitement que sur cette neige, vu du ciel des avions auraient une bien belle cible !! et je ne me sentais pas trop tranquille... mais jamais un avion ne nous a survolés, ce fut une chance...

De temps en temps, sur le bas côté de la route, c'était un chariot renversé avec le cheval mort dans les brancards, quand le cas se présentait qu'un cheval n'en pouvait plus, il y avait toujours un militaire pour donner le coup de grâce à la pauvre bête, ensuite le paysan et les siens prenaient le plus d'affaires qu'ils le pouvaient et repartaient à pieds, dans la matinée de ce premier jour l'on a assisté plusieurs fois à cette scène ! Ça nous laissait totalement indifférents, nous ne plaignions que la bête !...

 

Il était environ midi, cela faisait 12 heures que nous marchions sans avoir pu faire une pause, cela semblait d'ailleurs impossible au milieu de cet engrenage infernal !! Quand tout à coup les chariots s'immobilisèrent ?? Il semblait que la colonne depuis la tête était arrêtée, que se passait-il ?? Nous les marcheurs, nous avons continué notre marche le long des chariots, cela dura presque deux heures sans rien apporter de nouveau à notre curiosité ! Sinon à la sortie de Tiegenhof, en passant près d'un chariot, nous avons aperçu une femme qui était en train d'accoucher sur des sacs de blés ! Ça ne se passait pas sans douleur ! et par une température aussi basse elle nous a quand même fait pitié, il y avait autour d'elle sa famille qui essayait de la réconforter comme elle le pouvait... nous n'avons pas attendu la naissance !! En plus, c'était toujours les « Los ! Los ! » de nos aimables accompagnateurs en uniforme... et nous avons passé notre chemin...

Un peu plus loin nous avons été surpris de voir des militaires faire descendre les réfugiés des chariots en leur donnant l'ordre de continuer à pied !! Cela ne se passait pas sans discussions et commentaires !! Mais rien n'y faisait, chez les Allemands l'ordre c'est l'ordre ! et chacun repartait avec son baluchon laissant derrière lui chariot et cheval et presque tout ce qu'il lui restait !... Pourquoi ?

Ce n'est que vers 16 heures que nous avons compris, nous étions arrivés sur les bords de la Vistule, presque à son estuaire, cet endroit s'appelait « Rotenbul » (taureaux rouges) et il fallait passer le fleuve, mais à cet endroit il y avait deux bateaux brise-glace qui faisaient la navette d'une rive à l'autre si bien qu'à pied il était impossible de passer, il fallait donc emprunter obligatoirement ces bateaux qui sans arrêt brisaient la glace, c'est pour cette raison que les chariots et les chevaux n'étaient pas admis, il fallait passer rapidement le plus de monde possible...

Pour le moment, la priorité semblait être pour les civils, nous, nous étions parqués sur la rive, dès que des nouveaux K.G. apparaissaient ils étaient immédiatement dirigés vers nous, si bien qu'après une bonne heure d'attente, notre nombre était devenu important... Mais allions-nous passer ?... c'était la question ?...

En tous cas, cela faisait une bonne pause ! Dans notre groupe nous avions marché 16 heures sans une seconde d'arrêt ! Ça avait été dur, mais je tenais bon, en plus j'étais avec Oyarzabal, nous ne nous étions pas quittés l'un et l'autre tout le long du trajet, nous nous remontions le moral, c'est vers 16 heures 30 à la tombée de la nuit que brusquement les civils ne purent plus embarqué, c'était notre tour ! Il a fallu faire vite, dans la pagaille qui suivit l'ordre d'embarquement, je perdais trace d'Oyarzabal !... Je n'y ai rien compris ? En l'espace d'un instant, poussé, bousculé par un millier d'individus, je me suis retrouvé sur un bateau sans trop savoir comment j'y étais monté !... 20 minutes après, j'étais sur l'autre rive...

Une fois sur le côté ouest de la Vistule, la colonne s'est reformée, mais cette fois-ci, uniquement de K.G., les civils avaient disparu ?? Ceux qui avaient passé avant nous avaient filé devant nous et ceux restés du côté est n'arriveront qu'une fois que nous aurons filé... Un quart d'heure après, nous avions repris notre marche, la nuit était tombée et dans l'obscurité nous voilà de nouveau marchant vers l'inconnu, mais malgré tout vers la France ! L'on commençait à trouver le temps long quand même, la colonne s'effilait de plus en plus, sans arrêt les gardiens poussaient leurs « Los ! Los ! »...

C'est vers minuit que subitement je m'aperçus que la colonne était dirigée sur une immense ferme qui se découpait dans la neige, l'on nous a fait entrer dans la cour, puis nous avons été poussés rapidement dans les granges, c'était enfin le repos !!! nous avions fait environ 40 kilomètres en 24 heures ! Il faisait noir à l'intérieur des granges mais nous étions dans la paille sans doute.

Je me laissais tomber là où j'étais ! et boum ! Je tombais dans un profond sommeil, je n'avais pas eu le courage de retirer mes chaussures !! La fatigue était à son point maximum !!...

 

Le 24 janvier au matin, je me réveillais dans de la balle de blé !! j'en étais tout couvert ! et ça piquait !! Enfin, j'avais bien dormi et je me sentais reposé... Ce fut le bruit du canon qui nous avait réveillés ! Il nous semblait qu'il était plus près que la veille ! C'était décourageant ! Nous ne savions pas ce que nous allions devenir ?...

Pendant une heure, nous avons tourné en rond dans les cours de la ferme en cherchant à faire du café car nous avions encore un peu de cette marchandise rare dans nos paquetages, c'est sur l'un des feux de bois allumés un peu partout que j'ai pu faire tiédir un peu d'eau, il fallait jouer des coudes pour pouvoir approcher ! Je me suis contenté d'un café tiède et sans sucre, mais c'était mieux que rien !! et tout à coup surprise !!... Auprès d'un feu, je retrouve Oyarzabal !! Il était assis près du feu en train de chauffer ses chaussures car lui les avait retirées pour dormir, aussi au réveil elles étaient gelées ! J'avais eu la chance dans mon malheur de les garder aux pieds ! et je n'avais pas eu ce vilain tour, mais lui malheureusement en plus de ses chaussures, il avait les pieds en sang et tout enflés ! Il me dit qu'il ne pourrait pas repartir, qu'il tâcherait de se cacher à l'arrivée des Russes, mais surtout au passage des S.S., ils étaient aussi terribles que les Russes, c'étaient les Sections Spéciales d'Hitler, ils avaient l'ordre d'abattre tout fuyard ou dissimulé !! Aussi, il ne fallait pas tomber entre leurs mains !! C'est la peine au coeur qu'à neuf heures du matin, après avoir été rassemblés en groupe par les gardiens, je reprenais la route avec la colonne, laissant derrière moi ce brave copain...

Il n'était pas le seul à ne plus pouvoir marcher, cette première étape avait fait une hécatombe parmi les K.G...

 

Ce fut à nouveau le même processus que la veille qui se déroula, nous n'avions pas pu évidemment nous laver ni nous raser, comme consolation, l'on disait que la crasse tiendrait chaud !! Cette fois, les civils avaient disparu ? Soit qu'ils avaient été dirigés sur d'autres routes, ou qu'ils se soient casés dans les fermes environnantes, car nous avions l'impression que les Allemands comptaient bien arrêter les Russes sur les bords de la Vistule, il faut dire que la veille, tout le long du parcours sur le côté est de la Vistule, ce n'était qu'une formidable préparation de défense avec chars, artillerie et surtout d'innombrables nids d'armes anti-chars, plus une forte concentration de combattants..., mais cela suffira-t-il ?? Nous, nous étions persuadés du contraire, nous étions certains que d'ici 3 ou 4 jours les Russes auraient franchi le fleuve !...

En attendant nous avions repris notre marche vers la France !! je m'étais retrouvé avec des K.G. Français que je ne connaissais pas ! Tous les copains d'Elbing avaient disparu ?? Mais nous avions vite fait connaissance ! Avec le froid qu'il faisait c'était une marche silencieuse, nous n'étions pas bavards, nous marchions comme des automates, tout en essayant d'économiser nos forces !! Après avoir marché toute la journée nous approchions de Dantzig quand tout à coup, nous avons été intrigués par la présence d'un homme habillé en bagnard étendu dans la neige avec une balle dans la tête, car il y avait du sang autour d'elle, il était à plat ventre dans la neige ? Là, il faut dire qu'à moins 25 degrés, le sang ne coule pas longtemps ! Tous ceux que nous avions vus ne baignaient pas dans le sang ! Ils étaient vite congelés ! Il y avait un garde à proximité poussant ses « Los ! Los » pour nous faire circuler au pas de course !... puis 5O mètres plus loin, nous en avons vu un second dans le même état ??... Nous avons tout de suite pensé que nous ne devions pas être loin d'un convoi de bagnards !... mais lesquels ?? C'est à l'entrée de Dantzig que nous avons découvert ces malheureux, il n'y en avait guère qu'une cinquantaine, ils étaient assis sur le bord de la route gardés par des S. S. et des chiens, il ne nous a pas été possible de les approcher... l'on nous faisait faire un large décroché à leur hauteur... malgré toutes les précautions qui avaient été prises par leurs gardiens, en traversant les faubourgs de Dantzig toute la colonne savait que nous venions de doubler les restes du camp de bagnard de Stuttof... Que sont-ils devenus ?? morts certainement, car les S. S. qui les gardaient semblaient bien décidés à s'en débarrasser !!...

 

Nous espérions coucher dans cette ville mais rien ne se passa et ce n'est qu'après avoir fait quelques kilomètres après Dantzig que l'on nous a poussés à nouveau dans les granges d'une autre grande ferme, mais là nous avons été enfermés à double tour !! Pas moyen dans la nuit de sortir pour faire ses besoins naturels ! Ceux qui n'avaient pas pris leurs précautions le long du parcours étaient réduits à faire comme les chats ! Un trou dans la paille puis... plouf !! une fois la paille refermée, l'on dormait dessus !! Comme des bêtes dans une étable, mais avec la différence que nous étions plus d'un millier entassés les uns près des autres !...

 

Le 25 janvier dès 9 heures nous étions à nouveau sur la route pour la troisième étape, toujours dans les mêmes conditions d'hygiène ! un peu plus sales que la veille ! et presque plus rien à manger, car depuis le départ notre maigre stock de nourriture avait fondu comme beurre au soleil !! Seul le petit groupe de K.G. Anglais possédait des colis de leur Croix-Rouge, ils les tractaient sur un petit chariot tiré à bras par plusieurs, mais ils n'étaient pas partageurs !! mais pas du tout !! ce qui les rendaient légèrement antipathiques !! L'avenir se chargera bien de les ramener à la raison, pensions-nous tous !...

A l'issue de cette troisième journée de marche, nous nous sommes retrouvés à Zuchau, là, des chaudrons de pommes de terre bouillies nous attendaient et chacun y a puisé à volonté, le ravitaillement commençait à s'organiser, notre colonne était commandée par un officier Allemand qui avait la charge complète de nous autres, aussi le matin il avait fait partir une estafette en moto pour prévenir le village de notre arrivée, cette méthode s'est renouvelée à chaque étape... après avoir fait le plein en patates, nous avons été coucher dans des granges, mais là, des granges en plein vent !! Toute la nuit, nous avons grelotté ! En plus, l'artillerie du front n'a pas cessé de tirer, même assez loin de nous cela nous a empêché de dormir malgré la fatigue d'une longue marche !!

 

Le 26 janvier après avoir passé une mauvaise nuit, nous reprenions la route pour la quatrième étape, heureusement ce fut une courte étape, cela changeait des trois précédentes ! Nous sommes arrivés avant la nuit à Karthaus dans les granges habituelles, nous commencions à en prendre l'habitude, malgré presque cent kilomètres parcourus nous percevions toujours, la nuit, des tirs d'artillerie, c'était très lointain ce soir-là, ce qui faisait penser que le front derrière nous se stabilisait, comme nous étions arrivés de jour, j'en ai profité pour me faire un bon lit de paille ! et cette nuit là, j'ai vraiment bien dormi...

 

Le 27 janvier après une bonne nuit de repos, nous avons repris la route, mais cette cinquième étape fut très longue, nous sommes arrivés très tard le soir aux environs de Sierakowitz, tout le long de cette journée la marche a été pénible car le petit groupe de copains que nous avions formé était en queue de colonne et sans arrêt ce fut la marche accordéon !! C'est-à-dire qu'il fallait parfois presque courir pour suivre, puis à d'autres moments l'on piétinait sur place, nous sommes donc arrivés à la nuit et bien fatigués ! Bien que la paille était presque du fumier, nous l'avons trouvée bien bonne pour dormir !!

 

Le 28 janvier, sixième étape, et quelle étape !! Au réveil, la neige tombait à gros flocons !! Il y en avait au moins 40 centimètres de tombés depuis la veille ! et malgré cela nous prenons la route !! Un vrai calvaire ! Courbé sous le vent et aveuglé par cette maudite neige, ça n'allait pas si vite ! Si bien que brusquement, vers 16 heures, nous avons lâché la route principale et par un petit chemin nous avons rejoint Bukowin pour y coucher, nous n'avions fait que 15 kilomètres dans la journée ! mais ils en représentaient au moins le triple pour les jambes !! L'estafette, avec la neige, n'était pas partie, si bien que nous n'étions pas attendus dans ce hameau et nous n'avons pas eu nos pommes de terre bouillies coutumières, mais par contre la paille était intacte car aucun prisonnier n'avait encore bivouaqué ici, ça été bien agréable pour dormir.

 

Le 29 janvier, septième étape, il neige toujours à plein !! Il n'est plus possible de distinguer la route des champs, ce n'est plus qu'une immense plaine blanche et l'on n'y voit pas loin !! Seuls les arbres font office de balises et nous voilà repartis !! La marche a été comme hier bien pénible, nous n'avons parcouru que 15 kilomètres pour rejoindre Kantrschin, en ces deux étapes nous avions certainement pris une journée de retard mais pour nous cela ne représentait rien de plus ni rien de moins, cependant pendant ces deux jours le bruit du front avait totalement disparu, nous nous demandions si vraiment les Allemands n'avaient pas réussi à stopper les Russes sur la Vistule ??

 

Le 30 janvier, huitième étape, la neige a enfin cessé de tomber mais par contre le froid a redoublé et ça pince dur ! La neige avait cessé de tomber mais elle était là, aussi la marche a encore été bien pénible, j'ai même pris un bain de neige !! A l'approche d'une ferme un peu en retrait de la route, j'ai aperçu des K.G. qui puisaient de l'eau, mais pour se rendre au puits ils faisaient un large crochet pour l'atteindre, mon bidon étant vide j'ai voulu en profiter et j'ai pensé qu'il était plus simple de prendre la ligne droite pour s'y rendre, mais dès que je lâchais la route, plouf !! Je rentrais dans un fossé que je ne voyais pas puisqu'il était plein de neige !! j'en avais presque sous les bras ! Je me suis trouvé tout bête, c'est avec l'aide de copains que je m'en suis tiré... puis j'ai fait le crochet comme tout le monde pour remplir mon bidon que je glissais vite sous ma capote pour que l'eau ne gèle pas...

Dans la soirée nous avons atteint Lauenburg, ville assez importante et plaque tournante, de ce fait notre colonne s'est grossie d'un autre convoi de K.G. venant de la direction de Neustadt, la jonction s'est faite sans que nous y prenions attention pour autant... Après un petit moment, tout en marchant, j'entends derrière moi :

« Raymond ! »

Je me retourne, quelle surprise ! Camédescasse était là !! Ma joie était grande de retrouver ce copain de trois années d'emprisonnement ! Dans une telle cohue, ça tenait presque du miracle ! En quelques mots nous nous sommes tout raconté sur ces mois qui nous avaient séparés, je lui racontais comment nous avions fui Elbing et lui m'a expliqué qu'à l'approche des Russes dans la région de Dantzig, les K.G. avaient fait comme nous, et tout comme moi en cours de route il avait perdu la trace des copains, mais sa présence m'apportait une certitude, les Russes avaient bien passé la Vistule car Dantzig était sur le côté ouest du fleuve... évidemment nous avons continué notre marche sans nous séparer, ce soir là nous avons couché tout près de Lauenburg.

 

31 janvier 1945, neuvième étape, avec Camédescasse nous voici à nouveau sur la route marchant en direction de Stolp que nous n'avons atteint qu'après avoir marché trois jours...

Le 1er février 1945, dixième étape.

Le 2 février, onzième étape.

Le 3 février, douzième étape à la fin de laquelle nous joignions Stolp, c'est au cours de ces étapes que sont apparus de nouveaux compagnons de route... des poux !! Nous avons commencé par nous gratter sans y prêter trop d'attention, puis rapidement nous avons découvert ce nouvel envahisseur ! Pas agréable et impossible de s'en débarrasser dans nos conditions actuelles d'hygiène, il faudra les supporter jusqu'au bout... mais où est le bout ??...

Le 4 février, treizième étape, nous prenons la route en direction de Schlawe, mais nous couchons à mi-route de Stolp-Schlawe étape relativement courte.

Le 5 février, quatorzième étape, à la fin de la journée nous arrivons à Schlawe pour passer la nuit.

Le 6 février, quinzième étape, nous lâchons la grande route pour prendre la direction de Köslin que nous n'atteindrons qu'après avoir fait...

Le 7 février, seizième étape.

Le 8 février, dix-septième étape.

C'est au cours de l'une de ces deux étapes que ces messieurs les Anglais ont voulu nous jouer une farce de mauvais goût... Il y avait toujours au départ de l'étape un ordre de marche à respecter dans la colonne, il devait être le même à l'arrivée, entre temps pendant le trajet, c'était évidemment la pagaille, mais un peu avant l'arrivée nous étions regroupés pour rejoindre les cantonnements et toucher les pommes de terre bouillies, ce jour là, donc, les Français marchaient en tête de colonne nous devions être les premiers à la distribution, comme l'on puisait avec nos mains à même les chaudrons, les derniers n'avaient que quelques patates écrasées, ça se passait évidemment sous la surveillance de quelques gardiens, il fallait être raisonnable en ce qui concerne la quantité...

Aussi, à l'arrivée, les Anglais à qui il ne restait rien de leur vivres de route du départ, voulurent passer les premiers et se précipitèrent sur les chaudrons !! L'on ne s'est pas laissé faire et la bagarre a commencé ! Il a fallu que les gardiens s'en mêlent pour rétablir l'ordre, finalement les Anglais sont passés les derniers !! Il faut préciser que les Russes et les Polonais qui se trouvaient avec nous à la première étape ne sont pas repartis avec nous au cours de la deuxième étape, nous n'étions plus que Français, Anglais et quelques Américains, tous des aviateurs abattus en vol...

Le 9 février, dix huitième étape, où nous atteignons Köslin que nous avons traversé pour aller coucher un peu plus loin.

Le 10 février, dix neuvième étape, nous laissons Köslin derrière nous pour coucher à mi-route de Köslin.

Le 11 février, vingtième étape, nous reprenons la route pour atteindre Köslin ; l'étape avait été assez courte et nous sommes arrivés assez tôt pour pouvoir écraser quelques poux avant de dormir... toujours dans la paille qui ressemblait beaucoup à du fumier !!

Le 12 février, vingt et unième étape, direction Pinnow que nous n'atteindrons que...

Le 13 février, à l'issue de la vingt-deuxième étape, Pinnow était une petite ville, aussi comme tous les soirs nous bifurquons vers un tout petit pays appelé Plathe pour passer la nuit. Ce fut une longue étape très épuisante...

Le 14 février, vingt-troisième étape, étape encore plus longue que celle de la veille ! C'est totalement épuisés que nous arrivons très tard à Gülzow !!

Le 15 février, vingt-quatrième étape, heureusement pour se reposer des deux étapes précédentes, celle-ci fut courte, nous arrivons assez tôt le soir à Wiestock.

Le 16 février, vingt-cinquième étape, nous arrivions à Wollin, nous attendrons là pour passer demain l'estuaire de l'Oder.

Le 17 février, vingt-sixième étape, nous embarquons sur un grand brise-glace pour passer l'île de Swinemüde, le froid est intense ce jour-là. C'est la proximité de la Baltique qui doit en être la cause, ça n'a rien d'agréable ! En plus, l'étape a été très longue, nous arrivons vers 23 heures près d'un tout petit pays et nous avons attendu là, debout dans la nuit, sans bouger pendant presqu'une heure !! Pour finir par rebrousser chemin et passer dans un grand champ où l'on nous fait savoir que c'est là que nous passerons la nuit !!

Les gardiens nous disent qu'il n'y avait pas de place au pays voisin et qu'il faudra se contenter de la belle étoile pour dormir !! Mais cependant, l'on pouvait faire des feux avec le bois qui se trouvait sur place... ce ne fut pas long ! Chacun partit à la recherche de brindilles pour préparer le feu, les basses branches sèches des sapins firent l'affaire, il fallait seulement du papier pour l'allumer, j'avais gardé dans mon as de carreau (mon sac à dos) un solfège !! Il a été le bienvenu !

Un des gardiens, qui eux aussi n'avaient pas chaud, fournit la flamme ! Et une demi-heure après à l'aide de bûches de sapins, il y avait plusieurs immenses feux dans le champ recouvert de neige avec des tas de K.G. agglutinés autour, ainsi pour passer la nuit, nous n'avons pas eu trop froid, j'en ai même profité pour faire griller quelques pommes de terre dans la braise, car ce soir là encore, nous n'avions pas eu de ravitaillement, c'était celles de la veille qui me restaient... J'avais beaucoup souffert de la marche en cette journée, j'avais les jambes qui avaient enflé et j'avais eu des crampes très douloureuses dans les mollets, je me demandais si le lendemain je pourrais repartir ? Cette journée avait été la plus pénible pour moi depuis le départ !!...

 

Le 18 février, vingt-septième étape, au réveil j'avais encore très mal dans mes mollets, alors j'ai serré très fort mes bandes molletières, ainsi j'ai pu quand même repartir et petit à petit mes douleurs ont presque disparu, j'ai réussi à terminer l'étape qui nous avait amenés à Usedom, ce soir-là nous avons apprécié la paille, c'était quand même mieux que la neige !!

Le 19 février, vingt-huitième étape, pour arriver à Anklam, ville assez importante qui semblait avoir assez souffert des bombardements, nous avons traversé une partie de ville qui n'était plus que ruines !! A la sortie de la ville nous avons emprunté un chemin de terre puis nous nous sommes retrouvés dans une immense ferme d'état, nous avons bien apprécié ses longs hangars et sa paille propre pour une fois !!

Le 20 février, vingt-neuvième étape, nous prenons la direction de Jarmen que nous n'atteignions que le...

21 février à l'issue de la trentième étape.

Le 22 février, trente et unième étape, nous arrivons après une longue étape à Demmin pour y passer la nuit...

Le 23 février, trente-deuxième étape, nous reprenons la route vers Stavenhagen, mais nous nous arrêtons à Möltzahn, dans une grande distillerie pour y faire une grande pause de trois jours !! C'était inattendu, mais très appréciable comme nouvelle !! Nous avions parcouru en trente-deux étapes près de six cents kilomètres ! Ces trois jours ont été les bienvenus, surtout que le ravitaillement est arrivé normalement, une roulante militaire allemande faisait la soupe pour tout le monde, nous avons bien apprécié la soupe chaude pendant trois jours, puis nous avons pu nous laver et nous raser, ce n'était pas du luxe !! Il y avait trente- deux jours que je n'avais pas retiré mes chaussures !! Nous en avons également profité pour faire une grande chasse aux poux, genre massacre, tellement il y en avait !! Pour essayer de s'en débarrasser le plus possible, nous avons même, avec des brins de paille enflammés, passé toutes les coutures des vêtements à la flamme !! et bien malgré ça, il y en avait toujours !! C'était décourageant, il semblait vraiment impossible de s'en débarrasser...

 

Le 27 février, trente-troisième étape, (29 kilomètres) nous repartons de Möltzahn en forme et reposés quand même, nous passons Stavenhagen puis à Malchin, là nous prenons la route de Teterow puis par une déviation de sept kilomètres nous arrivons dans un tout petit hameau pour y passer la nuit.

Le 1er mars, trente-quatrième étape, (18 kilomètres) nous revenons sur la route de Teterow en sens inverse de la veille, après douze kilomètres nous la laissons pour nous diriger sur Waren, traversons Peenhauser, pour aller coucher dans des baraques en bois à Schloss-Grübenhagen. C'est à cette étape que je me suis aperçu que mes semelles voulaient lâcher les tiges de mes chaussures !! Elles baillaient comme des crocodiles !! Aussi, à l'aide de fil de fer, je les consolidais : ce n'était pas élégant mais du solide !!...

Le 2 mars, trente-cinquième étape, nous reprenons la route direction Waren, que nous atteignons tard le soir, après avoir traversé Kolbrathsruhe, Nossenthuner et Hulte, puis nous allons coucher à Monchbusch.

Le 3 mars, trente-sixième étape, la température depuis deux jours s'est terriblement radoucie, il est vrai que nous nous étions éloignés de l'Est ! De ce fait, la neige commençait à fondre, c'était la gadoue qui apparaissait !! Nous avons pris la direction de Malchow que nous atteignons le soir...

Le 4 mars, trente-septième étape, qui nous amène à Malchow, longue étape mais magnifique par ses paysages et ses lacs, cela faisait oublier par courts instants notre fatigue...

Le 5 mars, trente-huitième étape, nous reprenons la route en direction de Parchim, nous ne traversons pas Karow car nous prenons la direction de Plau, nous longeons un lac splendide, nous avons même aperçu de superbes cerfs !! Et le soir, à la sortie de Plau, nous couchons à Rom...

Le 6 mars, trente-neuvième étape, toujours direction Parchim que nous atteindrons très tard le soir mais malgré l'heure tardive, nous continuons en passant par Spornitz pour finalement s'arrêter à Brenz pour dormir !!...

Le 7 mars, quarantième étape, (22 kilomètres) de Brenz nous partons vers Neustad-glewe, que nous traversons pour nous diriger vers Ludwigslust et après sur Bresgard, c'est à Strokirchen que nous arrêtons pour passer la nuit, nous nous sommes retrouvés dans une porcherie pour bivouaquer !! C'était une infection ! Presque irrespirable !! mais il a bien fallu s'en satisfaire, nous avons passé la nuit au milieu des cochons ! ou plutôt dans les allées qui séparaient les enclos !!... Nous en avons profité le matin pour partager avec eux leur petit déjeuner !! C'était une espèce de soupe faite avec des farines et de la paille coupée, nous avons éliminé le plus possible de paille pour ingurgiter le reste ! dire que c'était bon ?? Enfin, c'était mangeable...

Le 8 mars, quarante et unième étape, cette étape fut très courte seulement trois kilomètres, nous nous sommes déplacés pour rejoindre une immense ferme à Moraas, malgré le peu de kilomètres cela a suffi à quelques uns d'entre nous d'être accidentés !!... Nous avions à peine emprunté la grande route qu'un convoi militaire allemand nous a doublés, il n'était formé que de camions avec remorques et l'un d'entre eux en passant à côté de nous a fait un freinage brusque, et sa remorque s'est mise à se balancer d'un côté sur l'autre de la route, dans un de ses mouvements elle a fauché ainsi quelques K.G. Heureusement, il y avait dans ce convoi une ambulance qui les a chargés immédiatement pour les diriger sur un hôpital, c'était quand même pour eux une triste destinée, se faire faucher après avoir parcouru sans encombre une si longue et difficile distance...

Une fois cantonnés nous avons appris que nous resterons en cet endroit trois jours ! Deuxième pause depuis le départ ! Tout comme à la première, ce fut le grand nettoyage complet ! puis un repos bien mérité...

Le 11 mars, quarante-deuxième étape, (12 kilomètres) de Moraas nous prenons la route de Kraah puis d'Hoort, c'est à Neu-Gulnen que nous arrêtons pour passer la nuit, dans cette étape nous n'avions fait que des toutes petites routes nous avions l'impression que l'approche des Alliés sur le Rhin semblait désemparer les Allemands ! C'est au cours de cette étape que nous avons croisé des réfugiés se dirigeant vers l'Est !! Nous leur avons fait comprendre que s'ils s'en allaient par là, ils rencontreraient les Russes, ça leur a causé une véritable panique ! Pour nous, par contre, c'était l'espoir qui grandissait de jour en jour, nous sentions très bien que la fin de nos cauchemars approchait !!

Finalement nous sommes restés là une semaine ! et pendant cette période nos gardiens ont trouvé le moyen de nous faire travailler !! C'était un comble, un beau matin, rassemblement sans bagages ! Nous étions surpris, pour quoi faire ??... Nous l'avons vite su, nous sommes partis en dehors de la ferme pour curer les fossés !! Il n'y avait pas beaucoup d'ardeur parmi nous ! Après avoir parcouru près de 800 kilomètres à pied nous n'aspirions qu'à nous reposer, enfin, il fallait bien y passer !!

J'étais évidemment avec Camédescasse, chacun avec une pelle sans se presser, nous retirions la boue du fossé... Tout à coup, notre attention fut attirée par des poules qui venaient d'une ferme proche pour picorer les vers de terre, elles étaient bien belles !! mais bien hardies, elles venaient au ras de nous !! Ce qui nous a donné l'idée tout de suite d'en déguster une à bon compte, la chose semblait possible, mais il y avait les gardiens, il fallait donc conjuguer le moment où ceux-ci seraient assez loin pendant qu'une des poules serait à portée de pelle !! J'avais ma musette au côté avec mission de la faire disparaître dedans dès que Camé en aurait assommé une...

Nous étions patients, heureusement, car en effet, il y avait bien une poule près de nous mais elle avait l'instinct de conservation : chaque fois que les gardiens s'écartaient de nous, elle en faisait autant !!... C'était rageant !! mais la patience est toujours récompensée, à un moment ce fut bon !! La pelle de Camédescasse lui arriva derrière la tête ! sans un cri elle s'écroula ! Vite, je la fis disparaître dans la musette en prenant soin de ramasser également les quelques plumes qu'elle avait perdues dans la lutte !! Le soir, elle nous accompagnait à table ! C'était du luxe ! Nous nous sommes régalés, nous avons surtout la chance de ne pas être fouillés en rentrant au cantonnement !! Nous avions bien fait de profiter de l'aubaine car ce fut le seul jour que nous avons travaillé !!...

 

Le 20 mars 1945, quarante-troisième étape, ce fut l'étape surprise, après avoir fait douze kilomètres, nous sommes arrivés vers midi à Hagenow sur un quai d'embarquement de gare !! Un train nous attendait !! wagons à bestiaux évidemment, mais c'était quand même mieux que la marche à pied ! Au total, d'après mes calculs de route, nous venions de parcourir à pied entre 850 à 900 kilomètres !! une paille, qui nous aurait dit ça au départ d'Elbing !! L'embarquement fut vite fait, nous nous sommes retrouvés qu'entre Français, les Anglais avaient pris une autre direction... Dès 14 heures, le convoi s'est ébranlé... Nous avons passé par Kuhlumfeld - Müssen - Reimbeck puis Hamburg. Là, il y avait alerte ! Une de plus parmi tant d'autres passées sur cette ville, Hamburg n'était plus qu'un immense champ de ruines à perte de vue !!

C'est le surlendemain, le 22 mars que nous sommes arrivés à proximité d'Husum, pas très loin du Danemark au camp de Schleswig...

Nous voici donc encore une fois de plus dans un camp ! Mais cette fois c'est un camp très sommaire, les baraques ne possèdent pas de lit ! Il n'y a que de la paille par terre et rien d'autre, pas même un banc ou une table !! C'est vraiment le strict minimum !! Enfin, après deux mois de marche dans des conditions épouvantables, ces baraques représentent un abri convenable !!... Chacun prit donc une place, à raison de 40 par baraque, nous étions environ 300 rescapés et tout de suite la première chose que nous avons fait, c'est une bonne toilette !! car il y avait une baraque lavabos dans le camp, chose très appréciable !!

Puis ce fut la traditionnelle chasse aux poux, ces bestioles occupaient beaucoup nos temps libres !! C'est après trois ou quatre jours de repos que le travail reprit, car comme je l'ai déjà écrit, en Allemagne seul le travail comptait ! Aussi, un beau matin, nous voici donc repartis pour un chantier. Il s'agissait de la remise en état des pistes du terrain d'aviation, assez proche du camp, elles semblaient avoir beaucoup souffert de bombardements, et ce fut toujours à la cadence prisonnier que le travail commença...

Pendant plusieurs jours ce fut le même travail, boucher les trous avec des cailloux et les recouvrir de béton, cependant il y avait beaucoup trop de K.G. pour effectuer ce travail, de ce fait le travail en était moins pénible et malgré les multiples corvées de manutention hors pistes, il y avait des jours où je restais au camp, jours très appréciés !! Nous avions surtout la fièvre de la libération, nous avions entamé avril 1945 et nous savions que les Russes étaient aux portes de Berlin et qu'à l'Ouest les Alliés Anglais et Américains se dirigeaient rapidement vers nous après avoir franchi le Rhin, nous étions impatients et chaque jour nous paraissait interminable !!... Le terrain d'aviation sur lequel l'on travaillait tour à tour possédait de grands hangars mais le trafic était très restreint, nous n'y attachions aucun intérêt. Cependant, le 15 avril, nous avons été surpris de voir atterrir sur une piste trois avions de chasse sans hélices ??... nous étions stupéfaits !! Sans le savoir, à l'époque, nous étions en présence des premiers avions à réaction ! L'on se demandait ce que les Allemands avaient encore bien pu inventer ??

 

Le lendemain, du fait de mon rattachement à la Croix-Rouge, car depuis le départ d'Elbing j'avais repris ma fonction de brancardier que j'avais dès le début de la guerre, je suis resté au camp et bien m'en a pris !... Vers midi, j'étais à la soupe aux cuisines quand brusquement nous avons entendu des sifflements dans l'air et presque aussitôt nous apercevions des chasseurs alliés piquer sur le terrain d'aviation qui n'était qu'à deux ou trois kilomètres du camp ! Il n'y avait eu aucune alerte ! L'attaque était trop rapide !! Pendant une bonne demi-heure, nous avons entendu de nombreux bruits de mitraillage et pour finir une série de très fortes déflagrations !! C'est au retour des copains que nous avons su ce qu'il s'était passé sur le terrain d'aviation... Dès l'arrivée des avions de chasse, tout le monde détala dans les bois avoisinant le terrain, pendant ce temps les chasseurs firent le tour du terrain avant d'attaquer les avions au sol, ils firent un gymkhana par dessus les appareils au sol !! Tous les avions allemands furent détruits y compris les trois sans hélice, l'attaque avait été si rapide qu'aucun appareil au sol n'avait pu prendre l'air !!

Une fois ce travail terminé, ils attaquèrent les hangars et c'est là qu'il y eut ces fortes déflagrations ! C'était les stocks de munitions qui sautaient !! Après, ils repartirent comme ils étaient venus... Après cette journée, aucun K.G. ne repartit au travail à l'extérieur.

 

Nous étions dans la troisième semaine d'avril et nous attendions toujours nos libérateurs qui n'arrivaient pas !! Quand un beau matin, une série de baraques furent évacuées pour recevoir des Polonais, encore eux !! et comme par hasard, celle où nous étions avec Camédescasse, faisait partie du lot à libérer, aussitôt nous voici dirigés hors du camp pour atteindre pas très loin une école désaffectée, autour il n'y avait aucun enclos pour nous garder, seules les sentinelles circulaient autour sur un chemin de ronde... Nous couchions dans une grande salle avec de la paille par terre, là, nous n'avions qu'à attendre !!

La fin d'avril arrivait et nous trouvions de plus en plus le temps long, en plus l'ordinaire n'était pas fameux ! C'était tous les jours le même menu, midi et soir soupe aux légumes avec quelques pâtes qui surnageaient, c'était maigre pour des affamés comme nous que 850 kilomètres à pied avaient particulièrement amaigris !! Mais c'était le régime et nous n'avions évidemment ni colis, ni Croix-Rouge.

Le fait d'être si peu gardés dans cette école nous donna l'idée d'améliorer l'ordinaire, avec deux autres copains nous formons le projet de faire une sortie un soir pour aller chercher des pommes de terre dans les fermes environnantes ! Aussitôt pensé, aussitôt mis à exécution !! Le soir même, à la nuit tombée, munis de sac à dos et musette, nous voici surveillant les sentinelles pour se glisser hors du chemin de ronde de l'école, ce fut assez simple, l'un après l'autre nous nous glissons hors du périmètre surveillé... et nous voilà partis dans la nuit à la recherche d'une ferme... Seul parfois un chien animait la nuit dans le lointain, nous marchions sur le chemin en faisant le moins de bruit possible et malgré tout légèrement inquiets !...

Finalement, au bout d'une bonne demi-heure de marche, nous apercevons dans la nuit une série de bâtiments de ferme, tout était calme, pas de chien certainement car l'alerte aurait déjà été donnée !!... Prudemment, nous ouvrons plusieurs hangars avant de trouver celui que nous cherchions, ça y était !! un stock de patates gisait là dans un coin ! Les provisions furent vite faites, je remplis mon as de carreau, plus la musette et nous reprîmes le chemin du retour vers notre cantonnement, nous étions assez chargés mais tout heureux de notre coup, nous marchions dans l'herbe sur le bas-côté du chemin pour ne pas faire de bruit quand tout à coup un :

« Wer da ? » (qui va là !) nous figea sur place !

C'était une patrouille allemande !! La chance n'avait pas voulu nous sourire jusqu'au bout ! Il y avait quatre ou cinq soldats avec un sous-officier, qui comprit tout de suite en regardant nos musettes ce que nous venions de faire !

« Gros filou », nous dit-il, et sous bonne escorte nous voilà retournant au camp !! Là, la réception ne fut pas enthousiaste ! Les gardiens prirent nos musettes et nous renvoyèrent dans le dortoir, car à l'heure qu'il était ils ne pouvaient rien faire d'autre de nous... Une fois arrivé sur la paille, je jubilais ! car les musettes avaient bien été vidées, mais mon as de carreau sur mon dos, personne ne l'avait remarqué, j'avais donc ainsi pu rentrer au moins 5 kilogrammes de patates !! c'était une chance dans notre malheur, et l'assurance de manger un peu mieux pendant quelques jours...

Le lendemain, évidemment, ce fut notre fête ! Nous avons comparu devant le sous-officier qui avait la charge de notre garde !! Il nous menaça de tout et de rien finalement car dans l'école où nous étions, il ne pouvait rien faire. Cependant, il nous emmena vers une pièce dite cellulaire, mais quand il l'ouvrit pour nous y mettre, il y avait déjà un soldat Allemand qui s'y trouvait, nous nous sommes retenus pour ne pas rire ! Voyant cela, il nous renvoya au dortoir en nous promettant des sanctions disciplinaires dans les jours à venir... mais elles n'eurent jamais lieu car le jour même nous repartions du camp, l'ordre est arrivé brusquement et un quart d'heure plus tard nous reprenions la route pour rejoindre les copains, nous savions que les Anglais étaient devant Hamburg, nous étions le 28 avril et ce regroupement rapide nous faisait espérer une proche libération...

 

En arrivant au camp, nous apprenions également que les Russes étaient dans Berlin, cela commençait à sentir bon pour nous. Les fameux Polonais attendus n'étaient qu'au nombre de dix !! C'était des jeunes qui avaient réussi à sortir de l'étau de Varsovie lors de la bataille de fin 1944, aussi nous avons repris nos places dans nos baraques... puis vers 14 heures l'alerte sonna, le ciel se couvrit de forteresses volantes se dirigeant vers Hambourg... Pendant deux heures, toutes les baraques branlèrent tellement les bombes tombèrent sur Hambourg et ses alentours, c'était la préparation du passage des Anglais dans cette ville, après ce fut le grand silence complet, les 1er, 2 et 3 mai toujours rien, puis nous apprenions que l'armée allemande assurant la défense de la région du Schleswig s'était rendue aux Alliés le 2 mai ! C'est le commandant du camp qui nous le fit savoir par l'homme de confiance du camp ! Nous savions la libération très proche et nous étions de plus en plus impatients !...

L'on s'était mis dans la tête qu'une fois les armes déposées par les Allemands, nos portes s'ouvriraient d'elles mêmes !! Ce n'était pas le cas il fallait encore attendre !!...

Il a fallu attendre le 5 mai pour voir arriver un officier Anglais faire une reconnaissance dans notre camp !! Il nous recommanda de ne pas bouger avant demain matin où arriveront les troupes anglaises !! puis il repartit !! Que la journée et la nuit furent longues !! Personne ne dormit !! Dès le petit jour du 6 mai 1945, nous étions tous dans la cour face à la porte d'entrée à guetter nos libérateurs ??... Puis subitement, ce fut le coup au coeur !! Une colonne de voitures alliées apparut au bout de la route ! Elles arrivèrent devant l'entrée du camp puis les soldats désarmèrent nos gardiens puis les emmenèrent en camion et seulement après ce processus terminé l'officier Anglais nous ouvrit les portes !! C'était le délire parmi nous, cinq années que nous attendions ce jour !! Tout le monde se rua à l'extérieur sur nos libérateurs pour leur serrer les mains et les remercier, mais malheureusement pour tous la conversation avec eux était plutôt limitée, cependant ils avaient comme nous un large sourire et l'on se comprenait fort bien sans se parler ; aussitôt la liesse finie, l'officier Anglais, par l'homme de confiance, nous demanda de revenir dans les baraques pour commencer immédiatement les formalités de rapatriement, personne ne se le fit répéter !!...

En premier lieu, une garde de soldats Anglais apporta un drapeau anglais, le drapeau à croix gammée fut descendu du mat et à sa place monta le drapeau anglais !! Ce fut un moment émouvant, je me suis souvenu quand le drapeau anglais montait, de la première bannière à croix gammée que j'avais vue sur le château de Chalonnes sur Loire, il y avait cinq ans de cela, quelles années avaient été pour moi celles-ci !... Enfin, le cauchemar était terminé !...

 

Le premier travail que nos libérateurs effectuèrent fut la désinfection !! Elle était la bienvenue, puis ensuite nous sommes passés devant un médecin Anglais, des listes furent établies en un nombre impressionnant !! Déjà des tas de papiers !! Puis le soir, même un camion rempli de colis de vivres apparut, nous nous sommes mis sur deux files et chacun toucha son colis personnel... Il y avait bien longtemps qu'une aubaine pareille nous était arrivée !! Il était copieux et par la suite tous les jours nous en avons touché un, c'était l'abondance ! C'est au médecin Anglais que nous devions cela, il avait été très impressionné par notre état de délabrement physique, en un mot nous étions à l'engrais !! Nous mangions du matin au soir !!...

Après une semaine qui nous a semblé une éternité, nous voilà un beau matin embarqués dans des camions, des G.M.C., pour une nouvelle destination, ce ne fut pas encore la France !! L'on commençait à trouver le temps long, c'est dans un nouveau camp que l'on s'est retrouvés après avoir roulé une partie de la journée, nous nous étions cependant rapprochés de la France, là encore notre principale occupation fut de manger !!

C'est dans ce camp que Camédescasse (appelé plus brièvement Camé) réalisa un exploit, dès les premiers jours nous avions découvert une baraque renfermant un stock impressionnant d'armes de toute forme et de tout calibre ! Aussi avions-nous tous raflé une arme... Moi, j'avais un revolver de calibre 7.65, Camé avait pris un gros Browning de 9 mm je pense, c'était une arme imposante !! Aussi après plusieurs jours d'attente, Camé trouva le régime colis un peu monotone et décida d'aller à la chasse pour avoir de la viande fraîche, j'allais avec lui évidemment !... Et nous voilà à la recherche du gibier dans les bois environnants... Après un certain temps un lapin fit son apparition devant nous !! Il était dans une clairière à une vingtaine de mètres, il ne nous avait certainement ni vu, ni entendu !!... Camé s'appuya sur la barrière du champ... visa... tira !! cela fit un bruit épouvantable !! Mais le lapin ne broncha pas !! Il fit seulement un mètre ou deux de plus tout en mangeant un brin d'herbe !! Nous étions sidérés, le bruit ne lui avait même pas fait peur !! C'était sûrement un lapin habitué au bruit de la guerre !!... Mon Camé de nouveau visa... tira... mais cette fois le pauvre lapin s'écroula, il lui avait traversé le cou... tout fiers, nous sommes revenus au camp et nous en avons fait un bon rôti avec les moyens du bord... Il était excellent...

 

Le temps passait et nous étions de plus en plus impatients, enfin le 24 mai 1945 nous étions à nouveau embarqués dans des G.M.C. mais cette fois... destination, le centre de rapatriement !... Après une journée de route, sur des routes encombrées de toutes sortes de choses y compris des colonnes de prisonniers Allemands ! A qui nous ne ménagions pas nos sarcasmes en passant !! Car nous étions sans pitié pour nos anciens tortionnaires... Puis nous sommes arrivés le 24 mai 1945 dans la soirée à Lauenburg, dans une immense caserne affectée aux troupes Anglo-Américaines puis nous avons pris position dans un corps de bâtiment en attendant que l'on s'occupe de nous pour être dirigés sur la France...

Le 25 mai, personne ne s'occupa de nous, toute la journée nous avons parcouru cette immense caserne afin de découvrir le centre de rapatriement... rien... une bonne partie des copains le soir avait pris la résolution de continuer à pied !! L'on avait vraiment l'impression d'être oubliés !!

Le 26 idem !!

Le 27 Camé partit à nouveau en reconnaissance, il était convenu qu'à son retour ce serait moi qui irais à la découverte si ses recherches étaient négatives, une heure environ après son départ, il réapparut en me criant :

« vite Raymond nos bagages, nous partons en avion... ».

En un clin d'œil nous voici prêts ! Nous n'étions plus d'ailleurs que les deux ayant attendu ici, tous les autres avaient repris la route par petits groupes... En vitesse, nous sommes partis vers le bureau que Camé avait découvert, qui était le bureau d'envol des avions de la base militaire, à chaque voyage vers la France, ils faisaient le plein de prisonniers, quelle aubaine !! C'est un soldat Anglais qui l'avait renseigné en français, car évidemment nous n'avions ni l'un ni l'autre aucune connaissance de la langue anglaise ! Nous avons fait la queue pour avoir la fiche d'embarquement, déjà les camions étaient devant le bureau pour nous charger...

Ce ne fut pas long, dès 9 heures nous prenions la direction du champ d'aviation !!... Nous y sommes arrivés à 10 heures, mais tout de suite nous avons remarqué que les avions ne semblaient pas prêts au départ, ça nous a donné un petit choc !!... C'est le vent qui est trop fort nous a fait comprendre un pilote, il faut attendre cet après-midi, la météo s'annonce meilleure... Ces quelques heures nous ont paru longues !! Le sol allemand nous brûlait les pieds... Par le fait du retard, la destination était changée !!... Au lieu de la France ce sera la Belgique, nous partirons vers 14 heures direction Bruxelles, là nous serons pris en charge par la Croix-Rouge internationale, ça n'a pas manqué, dès 14 heures l'on s'est dirigé vers les avions sur le terrain, 20 par appareil avec mon vieux copain Camé, nous voici installés dans le Dacota le dos à la paroi, car il n'y avait pas de sièges, c'était une banquette de chaque côté et les bagages au milieu...

14 heures 30 l'avion prend la piste... puis tout à coup, plein gaz !! L'avion, après avoir roulé quelques minutes, décolla en bout de piste, le sol allemand disparaissait en dessous de nous, nous laissions derrière nous cinq années de misère...

Je n'avais jamais pris l'avion, comme la plupart d'ailleurs, à peine en l'air que déjà quelques-uns ressentaient les malaises du mal de l'air, heureusement c'était prévu, à chaque place il y avait un sac de papier fort pour y alléger l'estomac en cas de besoin... Pour Camé et moi, tout allait bien, l'on était pourtant secoués, le vent quoique moins fort que le matin nous faisait quand même danser ! Puis il y a eu quelques trous d'air, c'est assez impressionnant, aussi nous pensions tous que ce serait bête de finir la captivité en se tuant en avion !... Mais c'était tellement rapide...

Enfin, vers 17 heures Bruxelles apparut en dessous de nous, l'avion piqua brusquement vers la piste... Alors là !! mon estomac se vida !! Puis l'avion se posa sur le sol belge !!... Dès la descente de l'avion, la Croix-Rouge nous attendait, comme j'étais très pâle après avoir eu ce malaise à l'atterrissage, j'ai eu droit à un petit cordial !! Puis en ambulance nous avons rejoint le centre de la ville pour passer la nuit afin de former un convoi, par train, vers la France, nous avions entière liberté jusqu'au lendemain matin, nous avons fait un petit tour dans la ville puis nous sommes vite revenus au centre pour dormir, nous avions toujours la crainte de rater le départ !!...

 

Le 28 mai 1945 à huit heures, nous étions déjà installés dans le train affecté spécialement pour nous, chacun avait sa place et à l'avant sur la locomotive il y avait deux drapeaux français en croix de fixés... A huit heures trente, le train s'ébranla ! Direction la France, cette fois-ci...

La traversée de la Belgique ne fut pas longue, deux heures à peu près, puis ce fut le premier village français !! L'on nous fit descendre pour aller à la mairie du pays où le maire nous accueillit en nous souhaitant un bon retour dans nos familles, puis on nous offrit un verre de vin !! Depuis cinq ans, j'en avais perdu le goût !! Ensuite, nous avons rejoint nos places dans le train et nous avons pénétré un peu plus en avant sur le sol français... C'est vers midi que nous sommes arrivés à Arras, là, de nouveau, pedigree et tout un tas de questionnaires à remplir, puis visite médicale et rédaction d'un télégramme pour la famille !!

Un repas vite fait et aussitôt terminé, chacun perçut un billet de train pour sa destination définitive !! Nous étions vraiment libres, avec Camédescasse, nous nous sommes dirigés vers la gare pour embarquer, c'est là que nous nous sommes séparés, je partais direction Angers, lui, direction Bordeaux, c'est mon train qui partait le premier... A l'instant de la séparation d'un vieux compagnon de cinq années de misère, c'est toujours avec un pincement au coeur que ça se passe, mais la joie du retour chez soi l'emporta sur tout le reste...

 

Le 28 mai 1945, il y avait foule dans le train, nous étions de très nombreux rapatriés parmi les civils, pour trouver une place assise c'était presque impossible, alors je me suis allongé dans le couloir parmi tant d'autres essayant de dormir, à chaque gare il y avait la Croix-Rouge avec casse-croûtes et café, elle était la bienvenue car sans elle nous n'aurions rien eu à manger... A cette époque, les trains n'allaient pas vite car la guerre avait fait beaucoup de dégâts sur les lignes de chemin de fer, il fallait être patient, rien que pour passer la grande ceinture de Paris, nous avons mis un après midi !! Si bien que je n'arrivais à Angers que le trente mai 1945 à dix sept heures, depuis Sablé je reconnaissais tous les coins que le train traversait...

Tiercé...

Ecouflant...

puis enfin Angers !!!!

 

A la sortie de ce qui restait de la gare, j'ai reconnu mon père et mon frère qui depuis le matin me guettaient à chaque arrivée de train. Ce fut une joie qu'il n'est pas possible de décrire, en un instant toutes fatigues et toutes misères disparurent, un trait venait d'être tiré sur cinq années, presque six !!...

 

 

Terminé à Angers le 26 novembre 1983...                                                                                                RETOUR